Errol Morris : la face B de la célébrité
Le célèbre documentariste met en lumière le brio discret de la photographe Elsa Dorfman
«J’avais 28 ans, je n’étais pas marié et je n’avais pas de profession. Pour une jeune fille juive bien comme il faut, c’était impensable. Puis, j’ai un jour pris un appareil photo, et je me suis dit : voilà, je suis photographe. C’était une évidence. » Cette confidence survient vers le commencement de The B-Side: Elsa Dorfman’s Portrait Photography, le plus récent documentaire du maître Errol Morris, qui a décidé pour l’occasion de mettre en lumière l’oeuvre, et la personnalité, de son amie de longue date Elsa Dorfman, une photographe trop peu célébrée.
Née à Cambridge, dans le Massachusetts, en 1937, Elsa Dorfman partit tenter sa chance à New York en 1959 et décrocha un boulot chez Grove Press, éditeur spécialisé dans la littérature beat. Elle y fit la connaissance d’Allen Ginsberg, qui devint un ami intime jusqu’à sa mort.
Malheureuse à New York, elle regagna Cambridge, où elle s’installa définitivement. Publié en 1974, son album Elsa’s Housebook. A Woman’s Photojournal la fit connaître. Expérimentant avec la photo noir et blanc, elle devint une vingtaine d’années plus tard une pionnière du portrait sur grand canevas au moyen d’un appareil géant conçut par Polaroid.
«Je voulais lui consacrer un documentaire depuis longtemps », explique Errol Morris, lauréat de l’Oscar du meilleur documentaire pour The Fog of War: Eleven Lessons from the Life of Robert S. McNamara, et auteur également de The Thin Blue Line, qui évita la peine de mort à un condamné accusé à tort.
«Puis j’ai appris qu’elle allait replonger dans ses archives afin de faire numériser et entreposer ses immenses portraits polaroïd, et je me suis dit que c’était le moment ou jamais. J’ai commencé à filmer avant même de trouver du financement.»
L’autre artiste
Le titre The B-Side fonctionne à plusieurs niveaux. Le «B-side», ou face B, on le sait, faisait référence autrefois à ces chansons jugées secondaires sur les disques vinyles. Ici, il s’agit des tirages rejetés qu’Elsa Dorfman exhume de ses archives et qu’elle préfère souvent à ceux choisis par ses clients.
Or, on peut aussi voir dans le titre une référence au sujet luimême, la photographe constituant l’autre facette de la célébrité, indispensable, puisqu’il n’est point de gloire sans quelqu’un pour l’immortaliser.
«J’ai tout de suite aimé ce titre, et Elsa aussi. La métaphore est volontaire, absolument. Ça désigne beaucoup plus que ces tirages qu’Elsa classe elle-même comme ses “B-sides”. Ça renvoie au fond à ce qu’on aime et à ce qu’on rejette dans la vie, et à ce qu’on juge fondamental ou futile. Mais ça évoque aussi cette idée qu’on estime tel artiste important et tel autre secondaire. À 80 ans, avec son parcours, Elsa croit à juste titre qu’elle n’a jamais reçu son dû. Elle fut toujours considérée comme la seconde ou la troisième parmi les meilleurs photographes… Elle représente la quintessence de l’artiste “B-side”. Je pense pour ma part qu’elle et son travail sont extraordinaires. »
Mise en abyme
Tout du long, Dorfman et Morris demeurent dans l’atelier de la première alors qu’elle dévoile le contenu de ses larges classeurs plats. La technique intimiste privilégiée par le documentariste, qui utilise deux caméras, est simple et efficace, misant sur la juxtaposition des photos et de la voix de son amie.
Sont ainsi montrées à l’image, qui informe et révèle, d’autres images signifiantes, tandis que s’enchaînent les réminiscences et les réflexions d’Elsa Dorfman en un dispositif de mise en abyme qui entraîne et berce le spectateur.
«Je me souviens: j’étais derrière la caméra en train de filmer, mais surtout de me soucier du cadre, de la composition, et Elsa a sorti une photo de ses parents âgés tenant une photo d’eux plus jeunes… Elsa s’est mise à parler de leur mort, et du fait que les photos deviennent plus significatives encore après le décès de leurs sujets… Ce moment-là est peut-être le plus beau, le plus essentiel, que j’ai capté dans ma carrière », conclut Errol Morris.
De fait, il y a quelque chose d’émouvant dans le spectacle de cette artiste qui, parvenue au crépuscule de son existence, parle sans afféterie, mais avec passion toujours, de sa démarche, de son art. Il y a là une foncière générosité, un désir manifeste de partage.
En attendant la postérité et sa face A… The B-Side: Elsa Dorfman’s Portrait Photography prend l’affiche le 7 juillet.