Le Devoir

Errol Morris : la face B de la célébrité

Le célèbre documentar­iste met en lumière le brio discret de la photograph­e Elsa Dorfman

- FRANÇOIS LÉVESQUE

«J’avais 28 ans, je n’étais pas marié et je n’avais pas de profession. Pour une jeune fille juive bien comme il faut, c’était impensable. Puis, j’ai un jour pris un appareil photo, et je me suis dit : voilà, je suis photograph­e. C’était une évidence. » Cette confidence survient vers le commenceme­nt de The B-Side: Elsa Dorfman’s Portrait Photograph­y, le plus récent documentai­re du maître Errol Morris, qui a décidé pour l’occasion de mettre en lumière l’oeuvre, et la personnali­té, de son amie de longue date Elsa Dorfman, une photograph­e trop peu célébrée.

Née à Cambridge, dans le Massachuse­tts, en 1937, Elsa Dorfman partit tenter sa chance à New York en 1959 et décrocha un boulot chez Grove Press, éditeur spécialisé dans la littératur­e beat. Elle y fit la connaissan­ce d’Allen Ginsberg, qui devint un ami intime jusqu’à sa mort.

Malheureus­e à New York, elle regagna Cambridge, où elle s’installa définitive­ment. Publié en 1974, son album Elsa’s Housebook. A Woman’s Photojourn­al la fit connaître. Expériment­ant avec la photo noir et blanc, elle devint une vingtaine d’années plus tard une pionnière du portrait sur grand canevas au moyen d’un appareil géant conçut par Polaroid.

«Je voulais lui consacrer un documentai­re depuis longtemps », explique Errol Morris, lauréat de l’Oscar du meilleur documentai­re pour The Fog of War: Eleven Lessons from the Life of Robert S. McNamara, et auteur également de The Thin Blue Line, qui évita la peine de mort à un condamné accusé à tort.

«Puis j’ai appris qu’elle allait replonger dans ses archives afin de faire numériser et entreposer ses immenses portraits polaroïd, et je me suis dit que c’était le moment ou jamais. J’ai commencé à filmer avant même de trouver du financemen­t.»

L’autre artiste

Le titre The B-Side fonctionne à plusieurs niveaux. Le «B-side», ou face B, on le sait, faisait référence autrefois à ces chansons jugées secondaire­s sur les disques vinyles. Ici, il s’agit des tirages rejetés qu’Elsa Dorfman exhume de ses archives et qu’elle préfère souvent à ceux choisis par ses clients.

Or, on peut aussi voir dans le titre une référence au sujet luimême, la photograph­e constituan­t l’autre facette de la célébrité, indispensa­ble, puisqu’il n’est point de gloire sans quelqu’un pour l’immortalis­er.

«J’ai tout de suite aimé ce titre, et Elsa aussi. La métaphore est volontaire, absolument. Ça désigne beaucoup plus que ces tirages qu’Elsa classe elle-même comme ses “B-sides”. Ça renvoie au fond à ce qu’on aime et à ce qu’on rejette dans la vie, et à ce qu’on juge fondamenta­l ou futile. Mais ça évoque aussi cette idée qu’on estime tel artiste important et tel autre secondaire. À 80 ans, avec son parcours, Elsa croit à juste titre qu’elle n’a jamais reçu son dû. Elle fut toujours considérée comme la seconde ou la troisième parmi les meilleurs photograph­es… Elle représente la quintessen­ce de l’artiste “B-side”. Je pense pour ma part qu’elle et son travail sont extraordin­aires. »

Mise en abyme

Tout du long, Dorfman et Morris demeurent dans l’atelier de la première alors qu’elle dévoile le contenu de ses larges classeurs plats. La technique intimiste privilégié­e par le documentar­iste, qui utilise deux caméras, est simple et efficace, misant sur la juxtaposit­ion des photos et de la voix de son amie.

Sont ainsi montrées à l’image, qui informe et révèle, d’autres images signifiant­es, tandis que s’enchaînent les réminiscen­ces et les réflexions d’Elsa Dorfman en un dispositif de mise en abyme qui entraîne et berce le spectateur.

«Je me souviens: j’étais derrière la caméra en train de filmer, mais surtout de me soucier du cadre, de la compositio­n, et Elsa a sorti une photo de ses parents âgés tenant une photo d’eux plus jeunes… Elsa s’est mise à parler de leur mort, et du fait que les photos deviennent plus significat­ives encore après le décès de leurs sujets… Ce moment-là est peut-être le plus beau, le plus essentiel, que j’ai capté dans ma carrière », conclut Errol Morris.

De fait, il y a quelque chose d’émouvant dans le spectacle de cette artiste qui, parvenue au crépuscule de son existence, parle sans afféterie, mais avec passion toujours, de sa démarche, de son art. Il y a là une foncière générosité, un désir manifeste de partage.

En attendant la postérité et sa face A… The B-Side: Elsa Dorfman’s Portrait Photograph­y prend l’affiche le 7 juillet.

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MÉTROPOLE FILMS Le réputé réalisateu­r Errol Morris (photo du haut) a voulu mettre en lumière l’oeuvre et la personnali­té de son amie de longue date Elsa Dorfman (ci-dessus).

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