Dans l’arche de Frédéric Lenoir
«La plupart d’entre nous aiment les animaux, mais notre compassion s’arrête au bord de notre assiette», écrit le moine bouddhiste Matthieu Ricard dans son Plaidoyer pour les animaux (Pocket, 2015). C’est, je dois l’avouer, mon cas. Les animaux m’émeuvent et m’impressionnent. La cruauté envers eux me répugne. Pourtant, je reste un mangeur de viande.
Ami des bêtes, le philosophe et sociologue Frédéric Lenoir reconnaît ne pas échapper, lui non plus, à cette contradiction. «Je suis sensible à votre souffrance et je milite depuis longtemps pour qu’elle diminue, écrit-il, mais j’ai du mal à résister à un bon plateau de fruits de mer, et même si j’ai fortement réduit ma consommation de viande et que je tends vers le végétarisme, il m’arrive encore de craquer pour un poulet rôti au restaurant ou chez des amis.» Est-on condamné à devenir végétarien, voire végane, pour surmonter le malaise moral engendré par cette situation ?
Dans une belle Lettre ouverte aux animaux (et à ceux qui les aiment), Lenoir se penche sur cet important enjeu éthique. Vulgarisateur philosophique de classe, il explore, sans réinventer la roue, mais avec intelligence et délicatesse, les tenants et aboutissants de nos rapports aux animaux, pour ensuite proposer un cadre moral acceptable à cet égard.
De la supériorité à la responsabilité
Lenoir veut convaincre. Aussi, pour rallier les récalcitrants, il évite, sans le discréditer, le radicalisme des véganes et des abolitionnistes, «qui demandent qu’on cesse toute utilisation des animaux à des fins utilitaires ou commerciales», mais il nous invite néanmoins à de profondes réformes.
Toutes les traditions religieuses antiques, à l’exception de l’animisme, attribuent à l’humain, parce qu’il a une âme, une supériorité sur l’animal. La sagesse grecque antique ne fait pas exception à cette règle. Plus tard, le scientisme et le capitalisme réduiront eux aussi l’animal au statut d’objet pour pouvoir l’exploiter, le tuer et le manger en toute bonne conscience.
Des philosophes (Pythagore, Voltaire, Rousseau, Schopenhauer), des écrivains (Montaigne, La Fontaine, Zola, Hugo), des scientifiques (Darwin), des religieux (François d’Assise) et des féministes (Louise Michel) ont toutefois contesté cette vision et pris fait et cause pour les animaux. L’essai de Lenoir présente un magnifique florilège de citations en ce sens.
On ne peut plus, aujourd’hui, plaider l’ignorance. Nous savons que certaines espèces — singes, chiens, dauphins, porcs — sont remarquablement intelligentes, fabriquent des outils, sont dotées d’une conscience de soi, sont sensibles à la douleur, parfois même à la souffrance d’autrui, et peuvent développer et transmettre une culture. Les tuer et les exploiter, dès lors, ne va plus de soi.
L’humain conserve ses « singularités », affirme Lenoir. Il demeure, selon l’éthologue Frans de Waal, «la seule espèce linguistique». Lui appartiennent aussi en propre, ajoute Lenoir, trois autres éléments: la dimension mythico-religieuse, la capacité de penser « une responsabilité éthique universelle » et «le caractère infini de son désir». S’adressant aux animaux, comme le veut l’esprit de sa Lettre, Lenoir conclut donc que «ce n’est justement pas parce que nous serions semblables à vous en tout, mais grâce à la singularité d’une conscience possible de notre responsabilité envers tous les êtres sensibles, que nous pouvons nous mobiliser pour vous protéger de la prédation et de la tyrannie humaines».
Antispécisme et réformisme
Lenoir n’adhère pas à l’antispécisme. Il accorde plus de prix à la vie des humains qu’à celle des animaux et considère que notre responsabilité envers ces derniers doit être fonction de leur degré de sensibilité et de conscience. Un cochon mérite plus d’égard qu’un cloporte.
Le cadre éthique promu par Lenoir, paradoxalement inspiré par l’humanisme chrétien, prône le refus de la corrida, de même que de la chasse et de la pêche de loisir. Il salue le végétarisme, sans l’imposer, se rapprochant ainsi du courant «welfariste», ou réformiste, qui plaide pour la fin de l’élevage industriel, pour l’abattage à la ferme avec obligation d’étourdissement préalable, pour l’interdiction des expérimentations sur les animaux, sauf en cas d’absolue nécessité, et pour la reconnaissance des animaux, non comme sujets de droit — ce qui mènerait à la fin de tout élevage et des animaux de compagnie —, mais comme «personnes juridiques».
Ce sera trop pour certains et pas assez pour d’autres. Donnons néanmoins raison au philosophe: ce n’est qu’en respectant l’animal que l’humain s’élève à la hauteur de sa vocation singulière.
LETTRE OUVERTE AUX ANIMAUX (ET À CEUX QUI LES AIMENT) ★★★1/2 Frédéric Lenoir Fayard Paris, 2017, 220 pages
Les humains doivent s’imposer une nouvelle éthique dans leurs rapports avec les animaux, écrit le philosophe