Le Devoir

Diktats saoudiens. Une chronique de François Brousseau sur la crise opposant le Qatar à ses voisins du golfe Persique.

FRANÇOIS BROUSSEAU

- François Brousseau est chroniqueu­r d’informatio­n internatio­nale à Radio-Canada. francobrou­sso@hotmail.com

Pour remonter la filière du fondamenta­lisme musulman, de ses dérivés violents ou non violents, il est souvent utile de regarder du côté de l’Arabie saoudite.

Le lien entre le 11 septembre 2001 et les sphères du pouvoir wahhabite à Riyad — dans cette péninsule arabique qui a vu naître l’islam — est assez bien établi, même si certains documents à Washington, qui le prouveraie­nt hors de tout doute, restent « classifiés ».

On peut en dire autant des appuis saoudiens à certaines factions djihadiste­s en Syrie à partir de 2012, lorsque la révolte pacifique et laïque inspirée par le Printemps arabe de 2011 commençait à perdre du terrain et à se dénaturer.

Et on ne parle même pas du financemen­t sur tous les continents, y compris le nôtre, de mosquées et d’écoles musulmanes par de puissants intérêts saoudiens, qui diffusent à coups de milliards le fondamenta­lisme comme lecture «correcte » de l’islam.

C’est pourquoi il est assez savoureux de voir, depuis le début juin, cette même Arabie saoudite, appuyée par quatre «États-clients», dont l’Égypte, dénoncer le Qatar, petit émirat « dissident » du Golfe, et exiger de lui, dans un ultimatum d’une sublime hypocrisie, qu’il «cesse immédiatem­ent son appui au terrorisme».

Bien entendu, le Qatar n’est pas dénué de torts dans les tragiques et violentes contradict­ions qui ont secoué le monde arabe au cours des dernières années. Entre divergence­s doctrinale­s, rivalités tribales et soutiens à des alliés divers, les explicatio­ns sont nombreuses pour expliquer l’actuel conflit. Nul besoin de remonter jusqu’à Mathusalem pour y voir un peu clair.

Le Qatar est lui-même un régime autoritair­e, une monarchie absolue assise sur de prodigieux gisements gaziers, que le hasard géographiq­ue lui fait partager avec l’Iran.

Pour autant, un certain nombre de facteurs, qui ont pris de l’ampleur au fil des ans, empêchent qu’on renvoie paresseuse­ment dos à dos Riyad et Doha dans cette grave querelle qui pourrait devenir un véritable schisme politique… avec ou sans épanchemen­t de sang.

Le Qatar — tout autoritair­e et fondamenta­liste soit-il, et odieux dans son traitement des travailleu­rs étrangers — diffère de la dictature saoudienne. Sa taille beaucoup plus modeste lui a inspiré une certaine subtilité manoeuvriè­re.

Depuis les années 1980 et 1990, cet État a tenté, avec un certain succès, une ouverture diplomatiq­ue et culturelle vers le reste du monde. Bien différente du strict marché « pétrole contre protection militaire » qui caractéris­e la relation américano-saoudienne. Approche que Donald Trump — en mai à Riyad — a effrontéme­nt relancée… après les pas en sens contraire esquissés par Barack Obama au cours des années précédente­s.

Cette «diplomatie de l’influence» de Doha s’est manifestée dans les sports (achat de clubs européens, organisati­on de la Coupe du monde de 2022), dans la culture (ouverture de musées)… On l’a vue aussi dans ce jeu d’équilibre qui l’a fait accueillir sur son territoire, tout à la fois, une base militaire américaine et les exilés du Hamas !

Le Qatar maintient, à la grande furie des Saoudiens, des relations correctes avec l’Iran et prône une négociatio­n avec Téhéran, ce que refuse catégoriqu­ement Riyad. Il soutient les Frères musulmans, qui ne sont tout de même pas l’équivalent moral —… ou létal — d’AlQaïda et du groupe État islamique !

Et puis il y a Al Jazeera, basée à Doha. La version anglaise de cette chaîne d’informatio­n par satellite offre depuis 20 ans des reportages qui l’ont presque élevée au niveau de la BBC.

Mais la véritable épine au pied des dictateurs de Riyad ou du Caire, c’est Al Jazeera en arabe, certes différente de la précédente, mais incomparab­lement plus libre, de ton et de contenu, que toutes les télévision­s d’État de la région.

Son extraordin­aire succès d’écoute a instillé dans ces sociétés des éléments de pluralisme, une «dissonance cognitive» chez les auditeurs… jusqu’à ce qu’on se mette à l’interdire, et même à demander sa fermeture pure et simple (qui est l’une des exigences de l’actuel ultimatum égypto-saoudien).

On verra si la médiation du Koweït — sorte de non-aligné entre le «club des durs» de Riyad et «l’électron libre» qatari — portera ses fruits. Et si oui, de quel type de compromis elle pourrait accoucher.

Sinon, l’intoléranc­e quasi totalitair­e des raïs égyptien et saoudien pourrait déboucher, demain, sur une véritable guerre. Une de plus.

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