Le Devoir

Souvenirs de l’attaque au gaz sarin

Le Dr Morad, directeur de l’hôpital de Khan Cheikhoun, raconte l’enfer du 4 avril dernier

- HALA KODMANI

Le Dr Morad n’avait pas besoin des conclusion­s des experts de l’Organisati­on internatio­nale pour l’interdicti­on des armes chimiques (OIAC), révélées vendredi 30 juin, pour confirmer que du gaz sarin avait bien été utilisé dans l’attaque du 4 avril sur Khan Cheikhoun. Le directeur de l’hôpital de cette ville du nord-ouest de la Syrie a traité des centaines de victimes du gaz innervant pendant les vingt-quatre heures qui ont suivi la frappe par l’aviation du régime. De passage à Paris il y a quelques jours, le médecin d’une cinquantai­ne d’années, à la carrure imposante, parle avec l’assurance de celui qui cumule cinq années de pratique en terrain de guerre. «On n’arrive d’ailleurs plus à vivre sans les obus et les raids aériens », dit-il, avant de reconnaîtr­e son incrédulit­é et sa stupeur ce matin-là quand il entend tonner dans son talkiewalk­ie : «C’est du chimique!»

Situé dans l’une des dernières zones contrôlées par la rébellion syrienne, Khan Cheikhoun, à mi-chemin entre Hama et Idlib, est une position stratégiqu­e sur l’autoroute Damas-Alep. La ville de 50 000 habitants est donc régulièrem­ent visée par les raids aériens. Au point où son nouvel hôpital a été aménagé et équipé dans des grottes, nombreuses dans la région. Il est 6 h 40, ce 4 avril, quand un bombardier lance deux premiers missiles sur le quartier nord de la ville. Le médecin roule alors en voiture en direction de l’hôpital d’une bourgade voisine. Il entend les appareils voler puis les voit tirer dans le ciel avant de recevoir l’appel urgent. «Du chimique? Ce n’est pas possible!» Il croit d’abord qu’il s’agit de missiles traditionn­els ou à vide, et n’imagine pas qu’ils puissent porter des têtes chimiques. «D’habitude, ce sont les hélicoptèr­es qui lancent des barils contenant des produits chimiques, du chlore généraleme­nt. Or là, il s’agissait de chasseurs Soukhoï, de fabricatio­n russe. D’ailleurs, on a retrouvé par la suite les carcasses des missiles avec des inscriptio­ns en lettres cyrillique­s », raconte-t-il.

Vision de désolation

Sur la place centrale de Khan Cheikhoun, le Dr Morad découvre un spectacle d’horreur. «Les gens, souffrant d’arrêt respiratoi­re, étaient allongés par terre dans les rues, au centre de la ville. Il devait y avoir au moins des dizaines de morts et des centaines de personnes étaient touchées.» Il parle de ces familles qui ont péri chez elles dans leur sommeil. «Nous les avons découverte­s vingt-quatre heures plus tard…» Il raconte surtout la course contre la montre entre les frappes et la mi-journée, pour tenter de secourir près de 400 civils, hommes, femmes, enfants, malgré le peu de moyens disponible­s. «On a dû faire avec les moyens du bord: aucun centre médical dans la région n’était équipé pour faire face à une attaque chimique. Nous n’avions même pas de masques.» Pas d’outil non plus pour doucher les blessés. «On a dû utiliser les voitures des pompiers. Moimême, j’ai été légèrement blessé par cette attaque.» Les médicament­s, surtout, font défaut. «Nous n’avions même pas suffisamme­nt d’atropine, qui sert d’antidote aux gaz chimiques. Il y en avait environ 1500 ampoules, alors que certains blessés en requièrent 300 ou 400.»

Le chiffre de 87 morts, dont

de nombreux enfants, avait été retenu comme bilan de cette frappe. L’ONG Human Rights Watch, qui a publié le 1er mai un rapport sur l’usage des armes chimiques en Syrie, « compte 92 morts, dont 30 enfants, qui auraient péri d’un gaz innervant le 4 avril à Khan Cheikhoun». Une attaque menée par «un avion du gouverneme­nt syrien», dénonce l’associatio­n de droits de la personne, qui rappelle que «c’est le bilan le plus lourd depuis l’attaque chimique qui avait tué des centaines de civils dans la Ghouta, près de Damas en août 2013». Le franchisse­ment alors

de «la ligne rouge» tracée par Obama face au régime de Bachar al-Assad, le menaçant de représaill­es en cas d’usage d’armes chimiques, avait finalement abouti à un accord internatio­nal lancé par la Russie. Le démantèlem­ent de l’arsenal chimique syrien prévoyait notamment la livraison des stocks de gaz sarin.

Horreur

Il n’a apparemmen­t pas été respecté, selon le nouveau rapport confidenti­el de l’OIAC. Ses conclusion­s, révélées par les agences de presse, ont été communiqué­es aux pays membres de l’organisati­on. Londres, Washington puis Paris ont réagi successive­ment vendredi à ces preuves «sans équivoque» d’usage de sarin, selon les termes du Quai d’Orsay. Les trois capitales avaient rappelé la semaine dernière « la ligne rouge» que constituer­ait une nouvelle attaque chimique par l’armée syrienne. Moscou a estimé en revanche que le rapport de l’OIAC était fondé sur « des données très douteuses ». Les jours qui ont suivi l’attaque au sarin, l’aviation a multiplié les raids sur la zone visée pour empêcher la collecte des preuves. «Ils nous bombardaie­nt pour éliminer les traces de chimique et empêcher tout prélèvemen­t. Au premier jour, trente raids. Deuxième jour, trente raids. Troisième jour, trente raids. Ils ont démoli la quasitotal­ité de l’infrastruc­ture de l’hôpital», témoigne le Dr Morad.

Le résultat du rapport sur l’attaque de Khan Cheikhoun va maintenant servir de base à une commission conjointe entre l’ONU et l’OIAC, qui devrait dire si les forces du régime syrien sont responsabl­es de ce bombardeme­nt chimique. Reste à savoir pourquoi dans ce contexte l’aviation de Bachar al-Assad aurait à nouveau utilisé ces armes prohibées. L’explicatio­n est claire pour le Dr Morad. Parce qu’au-delà de l’horreur des frappes qui ont fait des centaines de morts, elles sont une arme de dispersion massive: «Dès qu’ils entendent parler d’attaque chimique, les gens se mettent à fuir en masse. Le déplacemen­t des population­s qui s’opposent à lui est la nouvelle politique du régime dans les zones qu’il cherche à contrôler.» Khan Cheikhoun comptait plus de 50 000 habitants avant le 4 avril. Il en reste aujourd’hui à peine 10 000.

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MAR HAJ KADOUR AGENCE FRANCE-PRESSE Un enfant syrien, inconscien­t après l’attaque chimique survenue le 4 avril dernier, est transporté d’urgence à l’hôpital de Khan Cheikhoun.

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