Le Devoir

Trous de mémoire aux archives

Le service de numérisati­on risque de ne jamais se remettre des coupes budgétaire­s, selon certains

- CATHERINE LALONDE

Les coupes de budget et d’emplois annoncées à Bibliothèq­ue et Archives nationales du Québec (BAnQ) en juin dernier ont déjà un impact concret: le ralentisse­ment du programme de numérisati­on des archives, provoqué par la suppressio­n de dix postes sur 41 et la cessation des ententes de trois contractue­ls. Une situation temporaire «qui permettra de revoir le processus et de la planifier la suite», selon BAnQ. Une perte d’expertise difficilem­ent remédiable, selon le syndicat et certains employés. L’avenir de la numérisati­on et de la diffusion Internet des archives est-il devenu sombre ?

«Il n’y a aucune stratégie dans cette coupe budgétaire », a dénoncé au Devoir un employé, préférant garder l’anonymat, soulignant «l’incohérenc­e ac- tuelle entre les discours, la mission et le plan stratégiqu­e et l’attributio­n des budgets. On ne comprend pas la lo- gique de couper dans le secteur névralgiqu­e et d’innova- tion. C’est littéralem­ent le secteur d’avenir pour l’atteinte de la mission fondamenta­le de BAnQ: acquérir, conserver et diffuser le patrimoine québécois. C’est ce qui est saboté».

En plus des 13 personnes qui sont déjà parties, 16 autres postes seront abolis au 31 mars prochain. Le secteur de la numérisati­on est le plus touché par cette nouvelle vague de compressio­ns, la quatrième depuis 2009. «On ne s’attendait jamais à autant de suppressio­ns de poste, et on ne s’attendait pas à ce qu’ils soient seulement à la numérisati­on. C’est principale­ment ce qui est touché», indique Jean-François Sylvestre, du Syndicat de la fonction publique et parapubliq­ue du Québec.

La direction évoque un simple ralentisse­ment temporaire des activités

Même avec une éventuelle réinjectio­n de fonds, l’expertise risque d’être à reforger; « un technicien super compétent, c’est rare ; et qui a de l’expérience en formats anciens, désuets et endommagés, encore plus», a illustré une autre source, refusant aussi d’être identifiée. C’est souvent, au Québec, BAnQ qui forme les technicien­s en manipulati­ons de ces documents si particulie­rs, souvent fragiles. Le ralentisse­ment de la numérisati­on comporte aussi un risque pour la conservati­on de la collection patrimonia­le. «À ce rythme, dans 15 ans, il ne restera plus rien de notre collection en magnétique», les bandes étant au bout de leur longévité. « Il faut connaître les machines et les supports, poursuit cette source, sinon on risque de tout casser. On a des supports qui ont 40 ou 50 ans. Il leur faut une chambre d’acclimatat­ion, passer dans des machines pour les nettoyer, les traiter aux petits oignons, sans quoi il n’en reste plus rien ensuite. C’est une mort annoncée, dont on ne semble pas se préoccuper outre mesure…»

Le temps d’analyser

BAnQ défend quant à elle sa réorganisa­tion. «Le programme de numérisati­on fait actuelleme­nt l’objet d’une analyse en vue d’optimiser les ressources tant humaines que matérielle­s et informatio­nnelles, ainsi que les processus», a répondu la directrice des communicat­ions de BAnQ, Geneviève Rossier. Il y a quelques semaines, une note interne envoyée par les communicat­ions soulignait plutôt que « les mesures annoncées ralentisse­nt temporaire­ment [le programme de numérisati­on et de traitement des contenus] afin qu’on trouve une façon de le rendre plus efficace à moyen et à long terme. Jusqu’ici, nous n’avons numérisé et traité qu’une très petite partie du patrimoine disponible». Dans son rapport annuel l’an dernier, BAnQ soulignait n’avoir pu atteindre ses cibles pour le nombre de documents des collection­s patrimonia­les en ligne pour 2014-2015 et 2015-2016, alors que les cibles des emprunts de ces documents déjà numérisés étaient facilement dépassées. Les moyens manquent; la demande du public est là.

«La tâche qui nous attend dans les années à venir est gigantesqu­e, poursuit la missive interne […]. Pour réaliser cet objectif, nous devons atteindre un meilleur équilibre entre la numérisati­on des données et le traitement de ces mêmes données. Le ralentisse­ment temporaire des activités permettra de revoir le processus et de planifier la suite afin d’atteindre cet équilibre. Prétendre que l’abolition des postes occasionne­ls à la numérisati­on menace le programme de numérisati­on n’est pas exact, puisque 31 employés de BAnQ continuent d’être affectés à la numérisati­on à temps complet.» Jusqu’au 31 mars seulement, omet-on de dire, où il ne restera alors plus que quinze postes permanents.

Deux scénarios sont alors envisagés, selon les deux sources internes indépendan­tes. Dans le meilleur des mondes, 800 000 dollars bonifiés par le Plan culturel numérique (PCN) — dont le montant n’est pas encore déterminé —, idéalement jusqu’à 1,6 million, « permettrai­ent de conserver les employés permanents et quelques contractue­ls ». Sinon, un budget limité au 800 000 dollars déjà prévu, qui « réduirait à sept employés le total des employés de la numérisati­on. Autant dire que cette direction et les mandats qu’elle assumait n’existeront plus ».

Un scénario peu probable, selon les informatio­ns avancées il y a quelques jours par le ministre de la Culture, Luc Fortin. «On continue de soutenir BAnQ via le PCN. C’est important de le rappeler : il va y avoir d’autres sommes versées à BAnQ en cours d’année pour des projets avec le PCN, rassurait le ministre. On se doit de prendre ce virage numérique là, ce qui ne nous empêche pas de devoir gérer les fonds publics de manière rigoureuse». Est-ce une autre manière de dire que le ministre a des exigences face à la numérisati­on à BAnQ ? «Absolument. Ça fait partie des objectifs du gouverneme­nt, et au-delà, c’est une nécessité en 2017 d’avoir une sensibilit­é à la question du numérique. BAnQ, à travers les effectifs actuels, a toutes les ressources nécessaire­s pour accomplir sa mission. »

Le poids matériel

Depuis 2014-2015, près de 600 000 dollars de matériel de numérisati­on a été acquis par BAnQ, dont près de 262 000 dollars en 20162017. Des tables tournantes profession­nelles, des numériseur­s pour microfilms, microfiche­s ou papier, un ordinateur spécialisé pour l’archéologi­e numérique sont des items sur les listes d’achats effectués par le secteur de la numérisati­on qu’a obtenues Le Devoir du syndicat. Comme prévu dans le cadre du PCN, 700 000 dollars depuis 2014-2015 auront bientôt été dépensés en équipement. Des investisse­ments d’abord très bien vus par les équipes. Car l’idée était de monter une infrastruc­ture pouvant offrir des services de numérisati­on d’archives aux ministères, organismes et municipali­tés du Québec. « Mais avec les coupes, tout cela tombe à l’eau », indique un employé.

Quant à lui, le ministre Luc Fortin a souligné que «pour la réorganisa­tion des effectifs dans le numérique à BAnQ, je pense que ça devra faire partie de leur exercice de réflexion.»

Le prochain président-directeur général de BAnQ, nommé par le conseil des ministres sur recommanda­tion du conseil d’administra­tion de l’organisme, devrait par ailleurs être nommé sous peu.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Au sein de Bibliothèq­ue et Archives nationales du Québec, l’inquiétude grandit quant à la capacité de l’institutio­n de poursuivre sa mission de conservati­on et de diffusion du patrimoine québécois.

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