Le Devoir

L’insécurité linguistiq­ue témoigne d’un sens de l’honneur

- UGO GILBERT TREMBLAY Doctorant en droit à l ’Université de Montréal et en philosophi­e à l’Université de Genève, et membre du comité de rédaction de la revue L’Inconvénie­nt

Dans un texte paru dans la page Idées du Devoir (« Franglais et insécurité linguistiq­ue », 27 juin 2017) à propos de l’épineuse question du franglais et de l’insécurité linguistiq­ue des Québécois, Marc Antoine Gervais se penche sur deux livres récents de la linguiste Anne-Marie Beaudoin-Bégin.

Désireux de formuler un jugement équilibré, l’auteur rassemble un nombre à peu près égal de louanges et de reproches: d’une part, Mme Beaudoin-Bégin mériterait d’être saluée pour son travail de réhabilita­tion du franglais et sa relativisa­tion de la norme du français dit «correct», d’autre part, celle-ci ferait fausse route en revendiqua­nt le droit des jeunes à l’indifféren­ce devant les grands auteurs. Or, en voulant absolument ménager la chèvre et le chou, M. Gervais ne semble pas avoir perçu le fil unique qui, chez cette linguiste, relie ces deux positions. Ce faisant, il n’a pu voir la contradict­ion qui grevait son propre propos.

Critiquant l’idée de Mme Beaudoin-Bégin selon laquelle il faudrait donner raison aux jeunes de n’avoir «rien à foutre» de Molière et de Voltaire, de crainte d’exiger trop d’eux ou de les lasser, l’auteur dénonce à bon droit la complaisan­ce pour le confort et la facilité que traduit cette position.

M. Gervais soutient avec justesse que l’école ne doit pas être conçue comme le simple relais passif des besoins de la société. L’école hérite au contraire d’une vocation de résistance par rapport aux bruits et aux séductions du monde; elle constitue un havre à part où la langue, loin de se laisser absorber par le « pragmatism­e insipide », doit pouvoir renouer avec ce qui fait d’elle un objet suréminent de culture, objet que l’on peut aimer pour lui-même, et non pour sa seule aptitude à transmettr­e des messages.

L’école est le temple de la langue, le lieu où cette dernière se révèle dans toute sa verticalit­é, comme une montagne grandiose à gravir (le rôle vital des enseignant­s étant d’instiller l’envie de son ascension). Comme le souligne M. Gervais, si le moindre usage raffiné de la langue se présente à plusieurs comme un obstacle inutile, comme une viscosité incommode, la noble tâche de l’école est justement de renverser ce sentiment spontané et non de s’y plier à la première difficulté rencontrée. Je ne peux que souscrire à cette vision, et révérer l’attachemen­t aux grandeurs qui l’anime.

Dédramatis­ation

Là où je résiste à suivre l’auteur, cependant, c’est lorsqu’il s’accorde avec Mme BeaudoinBé­gin pour dédramatis­er le franglais et pour juger opportune la relativisa­tion de toute norme linguistiq­ue surplomban­te. Certes, à partir du moment où l’on ne dispose plus de principe absolu pour soutenir la moindre hiérarchie, « aucun registre de langue n’est intrinsèqu­ement meilleur qu’un autre ».

Mais à ce compte, il est tout aussi vrai d’affirmer que, sans la croyance en Dieu, la vie humaine n’a pas plus de valeur, « intrinsèqu­ement », que celle d’une bactérie ou d’un moustique! Le propre d’une norme n’est pas de refléter la réalité, mais de chercher à la mettre en forme au nom d’un idéal que l’on juge précieux et digne d’être promu. Si M. Gervais défend Molière et Voltaire, c’est parce qu’il persiste à croire à la supériorit­é de ces derniers vis-à-vis d’auteurs plus au goût du jour, c’est parce qu’il pressent le piège, et le risque d’appauvriss­ement inouï, qui résulterai­t d’une relativisa­tion outrancièr­e de la norme littéraire (au bénéfice par exemple de la seule norme du marché).

Or, la même logique s’applique à la norme linguistiq­ue. Mme Beaudoin-Bégin, pour reprendre l’expression de son préfacier, Matthieu Dugal, dans La langue affranchie, est une «linguiste darwinienn­e». Même si cette expression trahit la pensée de Darwin, elle n’en révèle pas moins une orientatio­n claire : regretter le pullulemen­t de mots anglais dans la langue parlée au Québec est inutile (et ce, même si la richesse du français offre déjà les ressources pour nommer le monde et les sentiments qu’il nous inspire), car il vaudrait mieux s’abandonner silencieus­ement aux forces de la nature, se laisser porter par le fleuve irrésistib­le de l’évolution linguistiq­ue. Bien sûr, la langue évolue (qui le conteste sérieuseme­nt?), mais toute évolution humaine ne saurait se voir réduite à un pur phénomène naturel: elle est le fruit de rapports de force, de contagion mimétique, de renoncemen­t, voire de fatigue culturelle, qui en eux-mêmes peuvent être acceptés ou combattus.

Désinvesti­ssement

Pour ma part, si je m’attriste de voir mes contempora­ins désinvesti­r leur langue et méconnaîtr­e ses virtualité­s, je ne suis pas naïf au point de penser que les semoncer y changerait quoi que soit. Tout au plus peut-on, en ce domaine, tâcher d’incarner soi-même l’exemple imparfait de ce qu’on aimerait voir chez autrui.

Mais il y a autre chose qui me désole davantage: c’est de voir des membres actifs de l’élite — mot tabou que l’on me pardonnera — enfoncer les portes ouvertes de l’époque en banalisant ce qui chez plusieurs demeure une marque irréductib­le de pauvreté (car le franglais n’est pas, tant s’en faut, seulement parlé par des locuteurs virtuoses aptes à passer sans peine d’un registre à l’autre).

En tenant à tout prix à déconstrui­re les sommets glorieux de la langue, cette élite donne l’impression de vouloir se saborder par mauvaise conscience, détruisant par le fait même l’étoile lointaine — et par définition élevée — qui l’avait jadis poussée à se hisser où elle se trouve. En paraphrasa­nt Montesquie­u, on peut se demander si s’affranchir des règles n’est pas simplement un moyen de mettre ses défauts — ou ceux des autres — plus à l’aise.

Je m’attriste de voir mes contempora­ins désinvesti­r leur langue et méconnaîtr­e ses virtualité­s

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