Le Devoir

La misère des riches dans l’objectif de Lauren Greenfield

Depuis 25 ans, Lauren Greenfield documente en photo la décadence des riches

- FABIEN DEGLISE

S«Ce n’est pas un livre sur les riches, mais sur le désir de le devenir et sur ce que ce désir est capable de faire naître chez les gens»

ur la photo, la piscine est bleue, le regard est vague et le nez de la jeune fille est caché derrière un énorme pansement. Depuis l’âge de 12 ans, Lindsey rêvait d’une chirurgie esthétique et surtout d’un nouveau nez. « Depuis mon entrée au secondaire, mon apparence a commencé à me déranger, mon nez était trop proéminent », explique-t-elle dans Generation Wealth (Phaidon) une brique de 500 pages lancée au visage de l’Amérique des riches saisie depuis 25 ans dans l’intimité de son rêve, dans sa culture de l’abondance, du paraître et du bling-bling par la photograph­e Lauren Greenfield. «Pendant mes années de collège, mes amies ont toutes eu des chirurgies esthétique­s», pour se faire refaire le nez, les seins, pour de la liposuccio­n, poursuit la jeune Californie­nne immortalis­ée quelques jours avant les célébratio­ns du 4 juillet, fête nationale aux États-Unis, mais surtout au lendemain de l’opération tant désirée. Le manque de conviction de son sourire n’est toutefois pas à interpréte­r comme l’expression d’un échec.

«J’ai raconté beaucoup d’histoires tristes comme celle de Lindsey », lance à l’autre bout du fil Lauren Greenfield, jointe par Le Devoir à Cannes en France, quelques jours après le lancement de cet album photograph­ique atypique, pas encore traduit en français, qui sonde, cliché après cliché, la grandeur, la décadence et le désespoir de ces Américains obnubilés par l’argent, et surtout par le pouvoir qu’il confère. « Et cela n’a fait qu’attiser au fil des années mes questionne­ments sur une société et sur une culture qui semblent se préoccuper davantage de l’apparence des jeunes filles que de leur éducation», ajoute l’Américaine.

Vue de l’intérieur, la vie des gens riches et parfois célèbres ne livre pas tout à fait les mêmes images que celles qui ont colonisé l’imaginaire collectif, en passant par les médias, le cinéma ou Instagram, estime Lauren Greenfield en insistant sur le caractère critique bien plus que voyeuriste de son album qui expose des adolescent­es dans leur obsession du magasinage, des yachts amarrés à des quais privés, des hommes d’affaires dans le décor chargé et ostentatoi­re de leur résidence volumineus­e et des jeunes mères au foyer bien seules et toutes petites au bord de la démesure de leur piscine intérieure. « Ce n’est pas un livre sur les riches, mais sur le désir de le devenir et sur ce que ce désir est capable de faire naître chez les gens », particuliè­rement en matière d’égoïsme, d’absurdité, de dysfonctio­n, de contradict­ions, mais aussi d’exploitati­on et de violence.

De la tyrannie du corps parfait au culte du superficie­l, en passant par la sous-culture des rappeurs, le corps de leurs femmes nageant dans les billets verts, les ascensions fulgurante­s et les chutes brutales, Generation Wealth expose les chemins qui, pour mener à la richesse, passent par la tristesse du sexe et l’exploitati­on, par la violence que l’on s’inflige ou que l’on impose aux autres, dans un tout qui montre le décor d’un rêve américain et surtout son enfer.

« Le passage d’une société de production à celle de consommati­on a complèteme­nt changé notre rapport à l’argent et à la richesse, expose la photograph­e. Dans les années 1980, les valeurs du reaganisme ont cristallis­é ce passage en plaçant la richesse au plus haut point de la réussite sociale. Avoir de l’argent, c’était une façon de démontrer que l’on était une bonne personne. Et à l’ère de Donald Trump, ces valeurs ne font que se renforcer. Elles poursuiven­t leur expansion», tout en continuant à fragiliser un rêve américain, de plus en plus illusoire, selon elle.

« Les inégalités sociales aujourd’hui sont encore plus grandes qu’avant, dit la photograph­e. La mobilité sociale est une illusion. Or, influencés par les médias, par la culture cinématogr­aphique, télévisuel­le, les Américains continuent à rêver à cette vie inaccessib­le qu’on leur présente» et qui, à terme, tout en s’exportant un peu partout à travers le monde, à Shanghai, à Dubaï, à Moscou, comme elle a pu le constater en photos, ne peut qu’induire déception, envie et profonde frustratio­n.

Dans la piscine avec chute d’eau majestueus­e et toboggan géant de leur résidence de Canyon Lake en Californie, Brian, 50 ans, et Scott, son fils de 19 ans, photograph­iés en 2008, se foutent un peu de tout ça, préférant s’amuser sous le soleil du printemps. Dans le Tennessee, les clients d’une chaîne de vêtements pour la pratique du yoga en font autant en participan­t à une séance de méditation en groupe, alors que la petite Kailia Deliz, 5 ans, exhibe le paquet de billets qu’elle a récolté dans un concours de mini-Miss. Un peu comme le faisait le quatuor à cordes d’un célèbre navire avant de couler, fait remarquer Lauren Greenfield.

GENERATION WEALTH Lauren Greenfield Phaidon New York, 2017, 504 pages

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PHOTOS LAUREN GREENFIELD/PHAIDON Dans son livre Generation Wealth, la photograph­e Lauren Greenfield a immortalis­é le visage de riches Américains. Ci-dessus, Lindsey à la suite de sa chirurgie esthétique du nez.
 ??  ?? Ilona, femme au foyer, semble bien seule et toute petite au bord de sa piscine intérieure (à gauche). Heure de l’apéro pour Suzanne, 40 ans, et son mari banquier de 62 ans.
Ilona, femme au foyer, semble bien seule et toute petite au bord de sa piscine intérieure (à gauche). Heure de l’apéro pour Suzanne, 40 ans, et son mari banquier de 62 ans.
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Xue Qiwen dans son appartemen­t de Shanghai
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