Le Devoir

Les Innus mettent en demeure Ottawa

Pêches et Océans Canada autorise Hydrocarbu­res Anticosti à prélever de l’eau pour faire des forages avec fracturati­on

- ALEXANDRE SHIELDS

Des Innus de la Côte-Nord viennent d’envoyer une mise en demeure au gouverneme­nt fédéral, exigeant l’annulation des autorisati­ons accordées à Hydrocarbu­res Anticosti pour mener des forages avec fracturati­on sur l’île, a appris Le Devoir. Ottawa vient en effet de donner le feu vert au prélèvemen­t d’eau dans des rivières d’Anticosti, ce qui permet à Pétrolia de poursuivre les travaux d’exploratio­n. Pendant ce temps, Québec tente toujours de par venir à une entente avec l’entreprise pour mettre un terme au projet pétrolier.

C’est le chef Jean-Charles Piétacho, de la communauté innue d’Ekuanitshi­t, située en Minganie, qui a fait parvenir la mise en demeure à Pêches et Océans Canada. Selon lui, le gouverneme­nt canadien a fait fi de son

obligation de « consultati­on » des Premières Nations, avant d’autoriser le prélèvemen­t de plus de 30 millions de litres d’eau dans les rivières d’Anticosti. «Je suis très surpris, très frustré et très inquiet de la décision du gouverneme­nt fédéral. Ils ont donc 30 jours pour annuler les autorisati­ons, sinon nous pourrons les poursuivre. »

M. Piétacho soutient que les Innus avaient obtenu à l’automne dernier l’assurance qu’ils seraient consultés avant toute autorisati­on de forages avec fracturati­on sur la plus grande île du Québec. Mais depuis, souligne-t-il, sa communauté n’a jamais été contactée. «Nous déplorons cette approche qui exclut les peuples autochtone­s dans une astuce peu louable qui vise à éviter un processus de consultati­on nécessaire», affirme-t-il dans une lettre qu’il vient de faire parvenir au ministre responsabl­e de Pêches et Océans Canada, Dominic Leblanc.

Le chef innu est en outre convaincu que le prélèvemen­t d’eau dans des rivières à saumon, dont la réputée rivière Jupiter, pose « un risque sérieux pour l’habitat essentiel du saumon atlantique de l’île d’Anticosti, une espèce en voie de disparitio­n ». Il dénonce d’ailleurs la position de Pêches et Océans Canada (MPO), qui estime au contraire que ces prélèvemen­ts ne présentent pas de risque pour l’habitat du poisson.

Autorisati­ons complètes

Selon les précisions obtenues par Le Devoir auprès du MPO, le gouverneme­nt a en effet jugé que le projet de forages avec fracturati­on ne nécessite aucune autorisati­on en vertu de la Loi sur les pêches. Celle-ci proscrit toute activité susceptibl­e de causer des dommages à l’habitat du poisson. Dans ce cas-ci, il était donc question d’analyser les possibles impacts des prélèvemen­ts dans les rivières, mais aussi ceux des rejets des eaux dans le golfe, une fois celles-ci traitées sur place après les forages.

Ce feu vert du gouverneme­nt fédéral signifie que Pétrolia a « toutes les autorisati­ons » en main pour réaliser les trois forages prévus sur Anticosti, confirme le porte-parole de la pétrolière, Jean-François Belleau. Aucun forage n’est toutefois prévu pour le moment cette année, même si des sites sont déjà prêts. Il faut dire que la décision d’Ottawa est intervenue à la fin du mois de juin. Cela signifie que les équipement­s et le personnel nécessaire­s pour forer n’ont pas pu être mobilisés. Selon ce que précise M. Belleau, Pétrolia, qui agit à titre d’opérateur pour Hydrocarbu­res Anticosti, souhaite d’ailleurs « concentrer les efforts sur la négociatio­n avec le gouverneme­nt » du Québec.

Le premier ministre Philippe Couillard a fait savoir que les libéraux souhaitent mettre un terme au projet pétrolier, financé majoritair­ement par l’État québécois. Pour cela, il devra parvenir à s’entendre avec Pétrolia et Corridor Resources, qui réclamerai­ent pas moins de 200 millions de dollars pour mettre fin au contrat d’Hydrocarbu­res Anticosti. Québec doit également négocier avec son partenaire financier Saint-Aubin, mais aussi les entreprise­s Junex et Transameri­can Energy, qui détiennent des permis d’exploratio­n sur l’île.

Négociatio­ns en cours

Au cabinet du ministre des Finances, Carlos Leitão, on se limite à un bref commentair­e pour qualifier la teneur des discussion­s entre Québec et les pétrolière­s. «Les discussion­s sont en cours et se déroulent bien avec les détenteurs de permis d’exploratio­n sur Anticosti», répond l’attachée de presse du ministre, Audrey Cloutier. Le gouverneme­nt refuse de dire si son intention est d’éviter toute reprise des travaux. Pétrolia a fait valoir que «dans l’éventualit­é d’un échec de ces négociatio­ns », l’entreprise « poursuivra la reprise des travaux prévus ».

Pour Martine Ouellet, qui était ministre des Ressources naturelles au sein du gouverneme­nt péquiste qui a signé le contrat d’Hydrocarbu­res Anticosti en 2014, offrir une compensati­on pour la fin du contrat reviendrai­t à « donner des cadeaux à des pétrolière­s». « Comment se fait-il qu’il y ait un acharnemen­t à vouloir continuer ? Lorsqu’on sait que ce n’est pas rentable, dans une entente d’affaires, on ferme les livres et c’est fini », laisse-t-elle tomber.

Mais est-ce que cela constituer­ait une rupture de contrat? «Ce n’est pas une rupture de contrat. Ce n’est pas rentable, donc c’est une fin de contrat, répond Mme Ouellet. Il n’y a pas de compensati­on, parce qu’on n’empêche pas une des deux parties de faire des bénéfices. Il n’y a pas de bénéfices à faire.»

Il est toutefois impossible de savoir si l’entente permet au gouverneme­nt de mettre un terme au projet de recherche de pétrole et de gaz de schiste sans indemniser ses partenaire­s. Le contrat signé par le gouverneme­nt de Pauline Marois n’a jamais été rendu public. Pétrolia souhaite aujourd’hui qu’il le soit, tout comme Martine Ouellet. Mais le cabinet du ministre Leitão refuse, « afin de ne pas nuire aux discussion­s avec l’ensemble des partenaire­s et des détenteurs de permis d’exploratio­n».

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PIERRE LAHOUD La rivière Jupiter, sur l’île d’Anticosti, abrite des saumons de l’Atlantique, une espèce en voie de disparitio­n.

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