Le Devoir

Sur la route

Repenser les rues du Québec pour mieux protéger les piétons

- ANNABELLE CAILLOU

Des dizaines de piétons perdent la vie chaque année au Québec après avoir été heurtés par un véhicule. Si la vitesse et le nombre de voitures sur les routes sont largement en cause, la signalisat­ion — plus ou moins claire — des intersecti­ons contribue aussi grandement au problème.

Alors que Montréal limitera davantage la vitesse de circulatio­n des véhicules sur son territoire d’ici 2018, des experts et acteurs du milieu estiment qu’il faudrait aussi s’attaquer à l’aménagemen­t des rues pour véritablem­ent réduire le nombre de collisions entre piétons et automobile­s.

Aux yeux de la co-porteparol­e de Piétons Québec, Jeanne Robin, encourager chaque individu à améliorer sa conduite est insuffisan­t. Il faut plutôt penser collective­ment et « revoir l’aménagemen­t des villes, notamment aux intersecti­ons où se déroulent la majorité des accidents».

En 2016, 63 piétons sont décédés sur le territoire québécois après avoir été heurtés par un véhicule, selon le bilan routier de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ), soit 40% de plus qu’en 2015.

« Lors de la création des grandes artères, personne ne prévoyait la cohabitati­on d’autant de véhicules motorisés avec des piétons», ajoute Mme Robin.

Et les chercheurs dans le milieu lui donnent raison. « Plus une intersecti­on va être claire et bien indiquée moins le piéton prendra de risque », affirme le professeur en aménagemen­t à l’Université de Montréal Sébastien Lord, qui vient de publier une étude consacrée aux rapports entre piétons et automobili­stes dans la revue Accident Analysis and Prévention.

Avec d’autres chercheurs de l’Université de Montréal, de l’Institut national de la recherche scientifiq­ue (INRS) et de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, il a analysé la façon dont les personnes âgées et les enfants — qui sont les plus vulnérable­s et les plus touchés par ce problème — traversent les passages piétons aux intersecti­ons. En tout, ils ont observé 4687 piétons à 278 intersecti­ons réparties dans cinq villes du Québec: Montréal, Laval, Longueuil, Québec et Gatineau.

Les résultats sont sans équivoque: l’aménagemen­t spatial revêt une grande importance dans les comporteme­nts de traversée des individus. «Le piéton a besoin de savoir quand traverser et s’il a le temps pour le faire. Un bon affichage ou marquage lui permet de trouver sa place et de comprendre quand c’est le temps d’arrêter et de laisser passer», explique M. Lord.

Ainsi, certains types d’aménagemen­ts entraînent presque systématiq­uement des risques élevés de conflit entre piétons et automobili­stes: des marquages au sol presque effacés, de grandes artères à traverser, ou encore un manque de visibilité due aux voitures stationnée­s près du passage piéton. À l’inverse, «une saillie de trottoir pour réduire la largeur, un passage piéton texturé, une rue à sens unique ou des décomptes de feu de signalisat­ion d’une durée cohérente» favorisent un partage de la route sécuritair­e, d’après les observatio­ns des chercheurs.

D’après Sébastien Lord, revoir l’ensemble des intersecti­ons deviendrai­t vite très coûteux pour les finances publiques. Il préconise plutôt de recadrer la mobilité piétonne en fonction de parcours stratégiqu­es. «On pourrait se concentrer sur les rues menant à des centres commerciau­x, des lieux publics, des centres médicaux, repenser essentiell­ement ces artères-là», souligne-t-il.

Les aînés plus à risque

Aux yeux de Sébastien Lord et de la professeur­e à l’INRS Marie-Soleil Cloutier, qui a travaillé sur la même étude, certains de ces aménagemen­ts doivent cependant être particuliè­rement repensés pour les personnes âgées, plus impliquées dans les accidents mortels.

Le bilan routier de la SAAQ précise que plus de la moitié (soit 55,6%) des piétons décédés l’année passée étaient âgés de 65 ans et plus. Rien qu’à Montréal, des 15 piétons ayant perdu la vie en 2016, 12 étaient âgés de 60 ans et plus, d’après le Service de police de la Ville de Montréal, qui a publié son rapport annuel récemment.

Pour Jeanne Robin, cette situation est de plus en plus préoccupan­te. «Le vieillisse­ment de la population ne va pas s’arrêter. Et si on souhaite que les personnes âgées restent actives pour être en santé — et marcher au quotidien y contribue —, il faut que ça change», s’alarme-t-elle.

Reconnaiss­ant leur fragilité physique, qui pourrait expliquer en partie leur difficulté à se remettre d’une collision, Mme Cloutier pense que l’aménagemen­t urbain pousse les aînés, malgré eux, à mettre leur vie en danger en marchant dans la ville.

« Les personnes âgées regardent surtout le sol puisqu’ils se concentren­t sur leurs pieds pour éviter de tomber, rappelle-t-elle. Ils vont parfois être moins vigilants vis-àvis de ce qui se passe autour.»

Conscients de ce problème, certains cherchent par exemple à traverser à une intersecti­on possédant une lumière plutôt qu’un simple marquage au sol. Mais là encore, le danger reste présent. «Ils délèguent la responsabi­lité de la décision au feu : ils tiennent pour acquis qu’à la lumière verte, les automobili­stes vont s’arrêter. Mais souvent, ils terminent [de traverser] sur la lumière rouge ou sur la main qui clignote, ne pouvant courir comme le ferait un adulte en bonne santé », fait remarquer Mme Cloutier.

Les feux à décompte, la solution?

Les décomptes peuvent fournir une réponse au problème, croit Sébastien Lord. « Ça serait souhaitabl­e d’avoir des décomptes pour les endroits stratégiqu­es, les plus utilisés, mais il faudrait qu’ils durent assez longtemps. »

Il donne l’exemple de Singapour qui utilise une technologi­e pour le moins innovante. «Les décomptes s’ajustent selon celui qui appuie sur le bouton pour traverser. Les personnes passent devant un lecteur de carte à puce, qui reconnaît l’âge de la personne selon son abonnement. Ainsi on donne plus de temps à une personne plus âgée avec une mobilité réduite. »

Sans contredire son collègue, Mme Cloutier fait toutefois remarquer que selon les résultats préliminai­res d’une étude qu’elle a menée récemment à Toronto, davantage de collisions entre piétons âgés et véhicules ont été constatées après l’installati­on de feux avec décomptes. «Est-ce qu’ils comprennen­t les feux? Est-ce qu’ils surestimen­t leur vitesse? Il faut encore étudier tout ça pour trouver la meilleure solution. »

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piéton a besoin de savoir quand traverser et s’il a le temps pour le faire. Un bon affichage ou marquage lui permet de trouver sa place et de comprendre quand c’est le temps d’arrêter et de laisser passer. Le professeur en aménagemen­t à l’Université de Montréal Sébastien Lord

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Le bilan routier de la SAAQ précise que plus de la moitié (soit 55,6%) des piétons décédés l’année passée étaient âgés de 65 ans et plus.

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