Le Devoir

Le naskapi, la langue qui a vu le caribou

- CAROLINE MONTPETIT

Le Québec est l’hôte de onze nations autochtone­s reconnues par le gouverneme­nt du Québec, chacune parlant sa propre langue. Certaines de ces langues sont encore parlées par des milliers de locuteurs. Plusieurs sont sur la voie rapide de l’extinction. Cet été, Le Devoir rencontre chaque semaine un locuteur d’une de ces langues. Voici les frères Allan et Christian Nabinacabo­o, de la communauté naskapie de Kawawachik­amach, près de Scheffervi­lle.

Dans leur appartemen­t de l’avenue Van Horne, à Montréal, Allan et Christian Nabinacabo­o sont penchés sur l’écran de leur ordinateur, et les haut-parleurs crachent le rap rythmé de Violent Ground, leur groupe de musique.

C’est là que les deux frères naskapis, originaire­s de la communauté de Kawawachik­amach, près de Scheffervi­lle, enregistre­nt la production de leur groupe de musique. « Violent Ground, c’est le nom que nous avons choisi pour notre groupe, pour parler de notre terre, qui a une histoire de violence, dit Allan, l’aîné des deux. L’histoire d’une terre prise de force.»

Le rap de Violent Ground est en anglais, mais la langue maternelle des frères Nabinacabo­o est le naskapi. Une langue parlée et partagée par leurs parents et leurs cinq frères et soeurs, biologique­s et adoptifs, de la réserve de Kawawachik­amach, à douze heures de train au nord de Sept-Îles. Si leur langue partage des ressemblan­ces avec l’innu et le cri, les Naskapis tiennent à leur identité distincte. L’alphabet syllabique qu’ils utilisent est différent de celui des Cris. Leur communauté, de quelque 600 habitants, a aussi une histoire qui lui est propre. Ces nomades, qui suivaient autrefois les hordes de caribous, ont été déplacés à plusieurs reprises par les autorités, et ont été installés successive­ment à Fort Chimo, Fort Nascopie et Fort Mackenzie. Au fil des ans, les Naskapis ont déjà tenté, vainement, de retourner à l’autosuffis­ance. On dit qu’ils ont fait à pied la longue marche de plus de 400 kilomètres menant de Fort Chimo (aujourd’hui Kuujjuaq) à Scheffervi­lle. Là, ils ont

partagé durant un certain temps la réserve de Matimekush avec des Innus. Ce n’est que bien plus tard, au terme de longues négociatio­ns tenues en marge de celles concernant l’entente de la baie James, que les Naskapis ont pu bâtir leur propre communauté sur le site de Kawawachik­amach. Une théorie veut d’ailleurs que le mot Kawawachim­ach signifie «longue route».

Aujourd’hui, à Kawawachik­amach, tous les enfants fréquenten­t l’école primaire et secondaire de la communauté, où il se donne des cours de naskapi jusqu’en sixième année.

«Je ne connais pas de Naskapis qui ne parlent pas naskapi», dit Allan, 28 ans, dont la femme et les deux enfants font régulièrem­ent des allers-retours entre la réserve et Montréal, où Allan étudie présenteme­nt la production musicale. «C’est mon plus jeune qui parle le mieux le naskapi, parce qu’il passe beaucoup de temps avec ses grands-parents», dit-il.

Langue nomade

Allan et Christian sont les deux plus jeunes de la famille. Leur père, un Québécois venu travailler dans les mines de Scheffervi­lle, s’est installé dans la réserve après avoir rencontré leur mère, une Naskapie. Les deux jeunes portent le nom de leur mère. Le couple a eu quatre fils, et aussi adopté trois autres enfants de proches vivant aussi dans la réserve. La communauté fait aussi beaucoup de musique, et plusieurs, jeunes et vieux, composent leurs propres textes en naskapi.

Christian, le plus jeune, est le seul qui communique avec sa mère en anglais. « Je ne sais pas pourquoi. Ma mère parle à tout le monde en naskapi, sauf avec Christian», dit Allan.

Les deux frères ont pour leur part commencé à faire de la musique séparément alors qu’Allan étudiait à Timmins, en Ontario. « Moi, j’écris mes textes en anglais et je chante en anglais», dit Christian. Les textes de Violent Ground s’adressent à tous, mais visent aussi, plus précisémen­t, les membres de l’ensemble des Premières Nations du Canada, qui partagent souvent les mêmes réalités, les mêmes problèmes.

En naskapi, certains mots sont intraduisi­bles, disent Allan et Christian. «Un seul mot peut avoir plusieurs significat­ions. Le mot “cerveau”, par exemple. En naskapi, c’est un mot qui veut dire à la fois pensée, cerveau et mémoire», dit Christian. À l’inverse, on n’utilise pas, en naskapi, les mots «s’il vous plaît» ou «je m’excuse». «Lorsque les gens étaient nomades, ça n’était peutêtre pas nécessaire d’être aussi poli. Les gens étaient toujours ensemble, dit Allan. Certaines expression­s d’aujourd’hui n’existent pas

en naskapi. Pour les utiliser, les jeunes échangent certaines phrases en anglais, puis continuent en naskapi», dit Allan.

La langue écrite, quant à elle, est enseignée au primaire, et peu utilisée à la maison.

«J’ai surtout vu la langue écrite dans la bible. Ma grandmère a une bible en naskapi, dit Christian. Et parfois, lorsqu’on voit des documents officiels, ils sont en français, en anglais et en naskapi.»

Pour l’instant, Allan dit ne pas être inquiet de l’avenir de sa langue, puisque tous ses amis de la réserve, qui ont son âge, dans la vingtaine, parlent naskapi entre eux. Pour son frère, tout n’est pas gagné. « Cela repose sur la décision des parents de parler naskapi avec leurs enfants. Aussi, si les gens quittent la réserve pour poursuivre des études, ce sont eux qui décident s’ils veulent revenir ou non, et s’ils veulent continuer ou non de parler naskapi», dit Christian.

«Je ne connais pas de Naskapis qui ne parlent pas naskapi», dit Allan, 28 ans

 ?? GUILLAUME LEVASSEUR LE DEVOIR ?? Allan (au premier plan) et Christian Nabinacabo­o ont un groupe de rap, Violent Ground. Les paroles de leurs chansons sont en anglais.
GUILLAUME LEVASSEUR LE DEVOIR Allan (au premier plan) et Christian Nabinacabo­o ont un groupe de rap, Violent Ground. Les paroles de leurs chansons sont en anglais.

Newspapers in French

Newspapers from Canada