Clémence pour Badawi
Raif Badawi est enfermé depuis plus de cinq ans dans une prison saoudienne. Le Canada peut-il en faire plus pour aider ce martyr de la liberté d’expression? L’ambassadeur de l’Arabie saoudite au Canada, Naif Bin Bandir al-Sudairy, a rompu cette semaine avec le langage feutré de la diplomatie internationale pour dire au Canada de cesser d’importuner le régime saoudien avec le sort de Raif Badawi, puni pour ses écrits à connotation libérale et réformiste. « L’Arabie saoudite respecte les décisions des tribunaux canadiens. Et nous croyons que nos amis canadiens devraient nous traiter de la même façon. C’est tout», a-t-il dit mardi à Ottawa. Cette sortie étonnante, pour ne pas dire insultante à l’égard de l’allié canadien, est en droite lignée avec la position défendue par l’Arabie saoudite dans le dossier Badawi. En mars 2015, l’ambassadeur avait envoyé une lettre aux gouvernements du Québec et du Canada, pour leur demander de lâcher prise dans cette affaire.
Il faut tout de même un certain culot. L’ambassadeur Al-Sudairy a sommé le Canada de ne plus s’ingérer dans le dossier de Raif Badawi en marge d’une conférence de presse au cours de laquelle il invitait le Canada à intercéder dans une dispute régionale qui met le Qatar en opposition à un quatuor formé de l’Arabie saoudite, de l’Égypte, des Émirats arabes unis et de Bahreïn.
Le gouvernement Trudeau a vite réagi, en indiquant qu’il continuerait à défendre la cause de Raif Badawi, à Riyad et à Ottawa. « La promotion et la protection des droits de la personne — y compris le droit à la liberté d’expression, de conscience et de religion — font partie intégrante de la politique étrangère du Canada», a fait savoir aux médias, par courriel, une porte-parole du ministère des Affaires étrangères du Canada. Une sortie en règle de la ministre titulaire, Chrystia Freeland, ou encore du premier ministre Trudeau aurait donné plus de poids et de crédibilité à l’indignation canadienne, d’autant plus que M. Badawi subit depuis maintenant cinq ans un traitement cruel et injustifié.
Le cas de Raif Badawi est difficile à défendre d’un strict point de vue diplomatique, une réalité reconnue autant par le gouvernement de Stephen Harper que celui de Justin Trudeau. M. Badawi n’est pas un citoyen canadien, ce qui enlève du mordant aux protestations d’Ottawa pour le faire libérer. Toutefois, l’épouse de M. Badawi, Ensaf Haidar, possède un statut de résidente permanente et elle vit à Sherbrooke avec les trois enfants du couple. La demande de clémence du Canada revêt donc un caractère humanitaire parfaitement justifiable.
Les «valeurs canadiennes», un concept flou évoqué de temps à autre par le premier ministre Trudeau, sont bien secondaires dans cette histoire. Une intervention diplomatique du Canada est nécessaire pour des raisons beaucoup plus fondamentales. La condamnation de Raif Badawi à 1000 coups de fouet (il en a déjà reçu 50), dix ans de prison et 290 000$ d’amende est profondément offensante, car il a été puni pour des crimes odieux qui forment le socle de la civilisation occidentale: liberté d’expression, de conscience et de religion. C’est une question de droits de la personne fondamentaux.
Raif Badawi est un esprit libéral enfermé dans le carcan du wahhabisme. Les autorités saoudiennes veulent le broyer, en l’accusant d’insulte à l’islam et d’apostasie. Il a osé dénoncer le conservatisme de la société saoudienne dans ses écrits. Il n’appelait ni à l’insurrection ni à la violence, mais plutôt à des réformes sociales et politiques, visant entre autres à assurer une séparation entre l’islam et l’État saoudien, à respecter la diversité des croyances religieuses et à faire avancer les droits des femmes.
Ces positions sont en apparence banales vues du Canada, mais elles sont révolutionnaires vues de l’Arabie saoudite. Ce n’est pas pour rien que le Parlement européen a remis à Raif Badawi le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit, en 2015, afin de souligner sa «contribution exceptionnelle à la lutte pour les droits de l’homme dans le monde». Cet idéal de liberté est une hérésie pour le régime saoudien.
Pour le Canada, l’Arabie saoudite est un allié dans une région du globe marquée par l’instabilité, les conflits, les guerres civiles et l’expansion du terrorisme. Le sort d’un seul homme pèse bien peu dans les calculs géopolitiques. D’ailleurs, le gouvernement Trudeau a autorisé la vente de blindés fabriqués par l’ontarienne General Dynamics Land Systems (un contrat de 15 milliards), même si les violations des droits de la personne sont monnaie courante en Arabie saoudite. Le gouvernement Trudeau en a fait bien peu de cas avant d’autoriser la vente.
Raif Badawi n’est peut-être pas un citoyen canadien, mais les valeurs qu’il représente et qu’il a défendues, au péril de sa vie, méritent un engagement ferme et sans relâche du Canada pour l’aider à obtenir la clémence.