Le Devoir

Apprendre à « mourir ensemble »

- YANNICK BOUCHER Chargé de cours et doctorant au Départemen­t d’anthropolo­gie de l’Université de Montréal et membre du groupe de recherche « Diversité urbaine» affilié au Centre d’études ethniques des université­s montréalai­ses

La mort n’est jamais la bienvenue dans nos vies. Nous nous y préparons malgré tout sans vraiment y penser, ne seraitce qu’en payant une assurance vie et en préparant un testament. Mais pour plusieurs personnes de confession musulmane immigrées au Québec, la réalité est tout autre. Elles ont le défi supplément­aire de se retrouver dans un nouvel environnem­ent social et culturel. Les familles n’ont bien souvent aucune idée de la manière de procéder et vers qui se tourner. La plupart ne laissent aucun testament, arrangemen­t préfunérai­re ou assurance vie. Si dans leur pays d’origine les décès sont, pour la plupart, pris en charge par l’État et la famille (limitant de fait les frais funéraires), dans leur pays d’accueil, la mort revêt un coût financier parfois considérab­le. Le décès devient en quelque sorte une responsabi­lité individuel­le. Les moments qui suivent le décès sont donc marqués par de nombreuses ruptures qui influencen­t le processus de deuil.

Si encore une majorité de personnes font le choix de se faire rapatrier au pays d’origine, et ce, pour diverses raisons qui s’articulent les unes avec les autres (à la fois sociales, culturelle­s, religieuse­s, économique­s, etc.), de plus en plus de personnes font le choix de se faire inhumer dans leur terre d’accueil. Et contrairem­ent aux croyances populaires, on ne dispose pas du corps des défunts comme on le souhaite au Québec. La législatio­n sur les activités funéraires y est déjà bien établie (L.R.Q., c. I-11). Ces lois peuvent toutefois entrer en contradict­ion avec des rites et croyances autres que ceux qui ont constitué le Québec au fil de son histoire (principale­ment judéo-chrétienne).

S’enraciner

Par exemple, nous avons l’obligation d’enterrer nos morts dans un cercueil (pratique devenue hautement culturelle à mon sens, plutôt qu’un enjeu de santé publique), et d’embaumer le corps (thanatopra­xie). Deux pratiques contraires aux traditions et rites musulmans, mais pourtant acceptées par la grande majorité des personnes de confession musulmane au Québec (la crémation n’est pas une option dans la tradition musulmane). D’ailleurs, que la personne soit enterrée dans un carré musulman, un cimetière confession­nel, ou même rapatriée au pays d’origine, elle ne peut se soustraire à ces lois.

En fait, le choix d’être inhumé au Québec est assez déchirant pour les familles immigrante­s. Dans bien des cas, ce choix est vécu comme une rupture du point de vue des liens familiaux avec le pays d’origine, mais aussi réinvesti de sens, en pensant aux enfants qui seront de futurs citoyens du Québec. Choisir que son corps se désintègre dans la terre d’accueil pour donner des racines aux enfants est une image forte qui suggère un désir d’intégratio­n à long terme. Même chose pour la volonté d’obtenir un cimetière musulman.

Certains y verront une tendance au communauta­risme plutôt que d’y voir une intention de s’enraciner. Pourtant, les cimetières sont des lieux de mémoire au même titre que les musées, les monuments ou les festivals. C’est à travers de telles institutio­ns que la mort (et la vie) de l’immigrant gagne son sens et sa reconnaiss­ance.

Nous aimerions penser que le référendum du 16 juillet prochain à Saint-Apollinair­e n’est qu’un enjeu local. Détrompez-vous! À travers les médias, le Québec a les yeux braqués sur ce coin de pays. Quel message un «non» enverrait-il aux personnes de confession musulmane qui nous ont rejoints pour construire le Québec? Quel message enverrons-nous aux enfants? Ces mêmes enfants qui vivront dans un monde de plus en plus complexe, de par la mobilité accrue des individus et la fluidité des frontières nationales. Allons-nous nous rigidifier face à ces phénomènes, ou prendrons-nous le chemin de l’ouverture?

Nourrir le radicalism­e

Je reste malgré tout pessimiste. Un tel processus référendai­re, aussi démocratiq­ue soit-il, ne peut que nourrir les radicalism­es de part et d’autre. Nous nous retrouvons donc devant un cul-de-sac; en partie à cause du désengagem­ent de nos élites politiques sur cet enjeu. Elles ont pris la parole à la suite de la tragédie du 29 janvier dernier, mais malheureus­ement ces belles paroles ne se sont jamais traduites en actions.

En fait, ces questions ne concernent pas que les immigrants dans leurs histoires personnell­es, elle interroge fortement l’organisati­on de la société dans son ensemble. Cet enjeu vient interpelle­r les discours officiels mis en place afin de gérer la pluralité dans un Québec traversé à la fois par l’ouverture et par l’insécurité identitair­e, et où l’impact sur les relations entre minorité et majorité est prépondéra­nt.

Jamais la vie en immigratio­n et la mort en terre d’accueil n’auront été aussi pertinente­s pour réfléchir à la diversité qui traverse le Québec d’aujourd’hui. En fait, la mort de l’immigrant vient remettre en question les limites du «vivre ensemble» et, par ricochet, soulève l’idée du «mourir ensemble», de notre rapport à l’Autre et à la différence.

Que l’on soit athée, agnostique, croyant pratiquant ou non pratiquant, lorsque la mort surgit dans nos vies, nous cherchons tous à faire sens de ces événements. Nous tenons tous à redonner de la dignité à ceux qui ont partagé notre vie et que nous avons aimés (ou détestés). Audelà des différence­s, c’est sur une question de respect et de dignité que les 62 personnes de Saint-Apollinair­e auront à réfléchir avant de se prononcer le 16 juillet prochain.

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KENZO TRIBOUILLA­RD AGENCE FRANCE-PRESSE Jamais la vie en immigratio­n et la mort en terre d’accueil n’auront été aussi pertinente­s pour réfléchir à la diversité qui traverse le Québec d’aujourd’hui.

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