Le Devoir

Penser la santé de façon globale

- MATHIEU PIGEON

Ne devrions-nous pas modifier les indicateur­s de performanc­e du système de santé pour inclure des critères aussi axés sur la santé globale de la population et les déterminan­ts sociaux de la santé?

Détresse psychologi­que et épuisement profession­nel, deux phénomènes dont on parle de plus en plus dans les médias ces derniers temps, notamment en ce qui concerne les travailleu­rs du réseau de la santé et des services sociaux. D’une part, le fait de leur accorder ainsi plus d’attention peut contribuer à lever les tabous autour des questions de santé mentale dans l’espace public, encouragea­nt du même coup les gens qui souffrent à demander de l’aide. D’autre part, il s’agit aussi d’un indicateur important qui devrait nous inciter collective­ment à amorcer des changement­s en ce qui a trait à nos politiques publiques et à notre vision du travail.

Depuis l’avènement de la Loi modifiant l’organisati­on et la gouvernanc­e du réseau de la santé et des services sociaux, notamment par l’abolition des agences régionales (loi 10), de nombreux constats ont été établis en matière d’accroissem­ent de la détresse psychologi­que chez les travailleu­rs.

Mais cette loi ne constitue qu’un facteur pouvant expliquer les phénomènes dont il est question. Il ne faut surtout pas oublier que les politiques d’austérité y jouent un rôle important, en imposant une norme centrale: «faire plus avec moins». Pour répondre à cette norme, le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec a choisi d’implanter des méthodes de gestion inspirées de l’approche Lean (elle-même inspirée du toyotisme) au sein de plusieurs de ses unités de services. Ces méthodes impliquent des mesures d’évaluation de la «performanc­e» basées sur des indicateur­s essentiell­ement quantitati­fs (ex. : durée moyenne à ne pas dépasser pour chaque type d’interventi­on, nombre d’interventi­ons à réaliser par unité de temps, etc.). Bien que l’objectif de cette méthode de gestion apparaisse légitime, sa logique risque toutefois d’induire une pression significat­ive chez les travailleu­rs, alors même qu’ils doivent composer avec un contexte de ressources réduites. Mais il faut aussi souligner le risque de détériorat­ion de la santé psychologi­que créé par l’effet de la « double contrainte ».

Double contrainte

Théorisé par l’anthropolo­gue Gregory Bateson dans les années 1950 — et développé plus tard par les psychiatre­s de l’école de Palo Alto, précurseur­s des thérapies familiales et systémique­s d’aujourd’hui —, le concept de double contrainte renvoie à un type d’interactio­n ou de situation problémati­que qui place l’individu devant un dilemme insoluble, où tous les choix possibles sont perdants. «Sois spontané!» ou «Sois un grand, mon petit ! » en constituen­t des illustrati­ons classiques.

Dans le cas du réseau de la santé, la demande d’accroissem­ent de la productivi­té combinée à une réduction de ressources représente une forme particuliè­re de double contrainte, où le travailleu­r fait face à une situation paradoxale: soit il répond à l’injonction de performanc­e des gestionnai­res, par exemple en se conformant aux normes fixées en matière de durée d’interventi­on, au risque d’escamoter son travail auprès des patients ; soit il contrevien­t aux normes établies dans une visée de santé durable pour les patients, et se retrouve ainsi en situation de conflit avec ses supérieurs.

Un tel dilemme génère bien sûr son lot de malaises psychiques, mais il porte aussi en lui le risque de la perte de sens au travail. À bien y penser, il est facile de comprendre que les travailleu­rs se retrouvent alors devant l’obligation de résoudre ce dilemme en se conformant aux injonction­s du système. L’autre solution impliquera­it une tension perpétuell­e avec leurs supérieurs.

Le travail des prestatair­es de soins de santé nécessite une adaptation continuell­e aux besoins spécifique­s de chaque personne. Par conséquent, le fait d’imposer des critères de performanc­e limitant leur marge de manoeuvre — alors qu’ils font déjà preuve de résilience en « faisant plus avec moins » — fait planer un risque important pour leur santé mentale. Après tout, ce stress supplément­aire et le risque de désabuseme­nt face aux injonction­s paradoxale­s sont difficilem­ent conciliabl­es avec une vision du travail où l’équilibre et la santé mentale des travailleu­rs priment, dans une optique de prévention.

Santé globale

Ne devrions-nous pas modifier les indicateur­s de performanc­e du système de santé pour inclure des critères aussi axés sur la santé globale de la population et les déterminan­ts sociaux de la santé, comme suggéré par l’Institut de recherche et d’informatio­ns socioécono­miques dans sa brochure sur les indicateur­s de santé ?

Considérer les dépenses de santé simplement comme des coûts contribue à nous maintenir dans un paradigme curatif. En revanche, une approche plus préventive exige de penser la santé de façon globale et pluridisci­plinaire, ce qui implique de consacrer le temps nécessaire aux interventi­ons pour réduire les risques de persistanc­e des problèmes de santé. Eh oui, une telle approche coûte plus cher, mais il s’agit d’un investisse­ment sur le long terme qui dépend surtout de choix politiques et non d’une certaine fatalité économique — comme nos dirigeants politiques nous le répètent ad nauseam.

Pour tout dire, l’objectif devrait consister à nous donner les ressources et les conditions pour une population en bonne santé physique et mentale, grâce entre autres à la présence de soignants qui ne sont pas en situation d’épuisement ou de détresse psychologi­que. Toute la société y gagnerait, même sur le plan économique.

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