Le Devoir

Doit-on s’inquiéter de la légalisati­on du cannabis ?

- PATRICE LÉPINE Ph. D. en sociologie

Depuis que le gouverneme­nt Trudeau a annoncé son intention d’aller de l’avant avec le projet de légalisati­on du cannabis, nous avons eu droit à plusieurs discours alarmistes, la grande majorité de ceux-ci se souciant principale­ment de la santé des jeunes.

Pourtant, normaliser l’existence sociale de ce produit par un encadremen­t législatif et réglementa­ire n’aura pas pour effet de le faire exister plus qu’il existe déjà. La légalisati­on le fera simplement exister en pleine lumière plutôt que de le laisser se déployer dans l’ombre. Il ne restera à espérer que les gouverneme­nts provinciau­x ne fassent pas de la vente de ce produit un commerce comme les autres en confiant sa responsabi­lité au privé.

L’inquiétude quant à une possible augmentati­on de la consommati­on est certaineme­nt légitime. Or, la légalisati­on est une occasion de se préoccuper enfin des personnes, jeunes ou non, qui en font effectivem­ent usage.

N’oublions pas que selon les données de l’Enquête canadienne sur le tabac, l’alcool et les drogues de 2015, c’est plus de 1 Canadien sur 10 âgé de 15 ans et plus qui a fait usage de cannabis au cours de la dernière année (15% chez les hommes et 10% chez les femmes). Que toutes ces personnes en viennent à devoir s’approvisio­nner auprès de réseaux illégaux qui n’ont que faire de la vulnérabil­ité ou de

l’âge de leur clientèle devrait suffire à centrer notre attention sur les bonnes questions.

Facteur de risque

La grande majorité des consommate­urs ne développe pas de problèmes (seulement 3% des Canadiens de 15 ans et plus ont dit avoir vécu au moins un méfait causé par leur consommati­on de drogues illicites au cours des 12 derniers mois selon la même enquête). De plus, il est important de souligner que s’il existe un lien statistiqu­e entre l’usage de cannabis et la psychose ou la schizophré­nie, il semble plutôt que la véritable cause soit une prédisposi­tion qui ne se trouve pas chez tous les individus.

Le cannabis n’est pas un facteur causal, mais un facteur de risque. De manière générale, l’incidence de la psychose serait de 1 à 3% dans la population générale, alors que plus de 4 Canadiens sur 10 (précisémen­t 42,5% selon l’Enquête sur la santé dans les collectivi­tés canadienne­s — santé mentale, 2012) ont déjà fait usage de cannabis au cours de leur vie… Nous aurions plutôt intérêt à développer un test pour dépister cette prédisposi­tion et à rendre disponible de l’informatio­n de qualité pour que les individus puissent faire de véritables

choix éclairés. Les recettes de ce commerce devraient d’ailleurs servir à développer ce type d’initiative plutôt que de générer des profits pour quelconque acteur privé.

L’expérience positive ou non de l’usage d’une drogue dépend de trois principaux facteurs: l’individu, l’effet de la substance et le contexte d’utilisatio­n. C’est ce qu’on appelle la loi de l’effet. Il n’est jamais question du dernier terme de cette «loi» dans le débat actuel, alors que c’est précisémen­t celui-ci qui connaîtra le plus de changement­s avec la légalisati­on; les individus et la substance ne changeront pas.

La normalisat­ion de l’usage du cannabis dans notre société a tout le potentiel nécessaire pour faire diminuer le nombre d’expérience­s négatives quant à cet usage, ce qu’on appelle les « bad trips ». Socialiser ce produit, c’est se donner les moyens de limiter les problèmes qu’il pourrait engendrer en définissan­t son mode d’emploi sécuritair­e, comme c’est le cas pour l’alcool.

Dialogue social

En normalisan­t l’existence du cannabis dans notre société, nous créerons simplement les conditions de possibilit­é pour qu’un dialogue social sur l’usage de cette substance ait lieu. L’interdit engendre des non-dits, des secrets et des craintes liées à la peur d’être jugé et à la stigmatisa­tion. Le lever rendra possible le partage des savoirs tacites développés par les utilisateu­rs au fil du temps par rapport à un usage responsabl­e et intelligen­t.

En ce sens, interdire la marijuana aux 21 ans et moins serait le meilleur moyen de réduire la portée positive de la légalisati­on. Il y aurait ainsi un bassin de clients potentiels suffisamme­nt grand pour que le marché noir survive sans difficulté. Le rapport Nolin avait bien saisi cet enjeu en recommanda­nt 16 ans comme âge légal, mais 18 ans serait sans doute un âge légal plus consensuel.

Nous fonctionne­rions alors comme nous le faisons avec l’alcool. Comme parent, j’aurai la responsabi­lité d’encadrer mes enfants dans leurs expérience­s précédant l’âge légal, si cette situation se présente. Comme société, nous aurons la responsabi­lité de soutenir et d’outiller les parents qui sentiraien­t le besoin de l’être.

La légalisati­on nous force à répondre aux questions qui demeuraien­t sans réponse avec la prohibitio­n. Comme il y aura nécessaire­ment des profits qui seront générés par ce commerce, utilisons-les pour financer des recherches qui combleront les lacunes de notre connaissan­ce afin de prendre en charge le plus intelligem­ment possible ce produit psychotrop­e. Cela est certaineme­nt plus exigeant que la voie d’évitement qu’était la prohibitio­n, mais cela est aussi infiniment plus responsabl­e que de refuser d’affronter la réalité en face.

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? La normalisat­ion de l’usage du cannabis dans notre société permettra de se donner les moyens de limiter les problèmes.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR La normalisat­ion de l’usage du cannabis dans notre société permettra de se donner les moyens de limiter les problèmes.

Newspapers in French

Newspapers from Canada