Recette originale d’insertion sociale
Myriam et onze autres jeunes participent à un programme de formation de La Tablée des chefs
«Brigades, il vous reste trois minutes pour terminer votre béchamel!» lance le chef formateur Patrick Emedy. Les apprentis chefs s’activent dans l’immense cuisine industrielle pour terminer leur tout premier défi. On se croirait dans une émission de compétition culinaire à la mode. Mais on est dans la réalité, dans la vie de douze jeunes qui sortent de centres jeunesse et qui suivent un tout nouveau programme de formation intensive pour assouvir leur passion et apprendre un métier en marge du parcours classique.
Le vieux bâtiment du campus MacDonald de l’Université McGill, qui longe l’autoroute 40 à Sainte-Anne-de-Bellevue, cache une immense cuisine professionnelle, toute rutilante, d’une valeur de 5 millions de dollars. Inoccupée pendant plus de la moitié de l’année, l’École de nutrition humaine de McGill cherchait à valoriser l’équipement.
De son côté, La Tablée des chefs, qui offre des ateliers de cuisine dans les centres jeunesse du
Québec, voyait un véritable engouement chez plusieurs jeunes. De là est née l’idée d’un partenariat pour offrir une formation spécifique aux jeunes de centres jeunesse axée sur l’emploi en cuisine.
«On s’est aperçu qu’environ 10% des 400 jeunes qu’on rejoint avec les ateliers de cuisine dans les centres jeunesse ont une réelle passion pour la cuisine. Des jeunes qui disent “J’aimerais ça être cuisinier, c’est mon rêve d’avoir un restaurant”. On a vu la possibilité de changer les choses pour ces jeunes-là», explique Jean-François Archambault, fondateur de La Tablée des chefs à l’origine du projet.
«On a également réalisé que le programme scolaire n’était pas adapté pour eux. Rentrer à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ), pour un jeune de centre jeunesse, c’est impossible parce que c’est très contingenté au départ. Et avant de faire un cheminement professionnel, comme un DEP en cuisine, ça prend une quatrième secondaire, ce qui n’est pas le cas pour la majorité de nos jeunes. Juste ça, c’est déjà une montagne pour eux… »
« Bootcamp »
Sur la base de la motivation, douze jeunes de 16 à 20 ans ont été sélectionnés, à travers le Québec, pour suivre la formation intensive de 10 jours. Certains vivent encore en centre, d’autres sont déjà en appartement. Au cours des prochains jours, ils apprendront à cuisiner dans un environnement professionnel, mais seront également initiés au travail de la ferme et à la culture maraîchère.
Le « bootcamp », comme on l’appelle ici, est ponctué de « défis » quotidiens. Les jeunes, divisés en «brigades», doivent apprendre à travailler en équipe, comme dans les compétitions culinaires télévisées. «C’est important de mettre un côté ludique dans tout ça, explique le chef formateur Patrick Émedy. Et puis, la compétition, ça fait partie du métier. En cuisine, il faut se surpasser en tout temps.» Sourire en coin, il évoque le « défi Iron chef », qu’il planifie pour le dernier jour de formation, une compétition amicale au cours de laquelle les jeunes devront composer un menu de toutes pièces à partir de deux ingrédients prédéterminés et d’un garde-manger bien rempli. Le jury, composé notamment de chefs invités, donnera une touche officielle à cette ultime compétition.
Un métier difficile
Le bootcamp permettra aux jeunes de voir s’ils aiment vraiment travailler en cuisine et aux professionnels de voir ceux qui ont le potentiel de continuer. Ces derniers passeront à l’étape suivante: une formation de 800 heures — basée sur le programme du DEP en cuisine et sur les besoins du marché — suivie d’un stage de 400 heures dans des restaurants d’ici ou d’ailleurs. Ils ressortiront de là non pas avec un diplôme, mais avec une attestation de formation de La Tablée des chefs, qui devrait leur ouvrir bien des portes puisqu’il y a une pénurie de cuisiniers au Québec.
«On a des jeunes qui veulent s’en sortir. On les a rencontrés hier soir à leur arrivée; c’est fou, leurs histoires. Ils arrivent ici et voient cette occasion comme une page blanche, une nouvelle histoire à créer, un peu comme en cuisine», s’émeut Jean-François Archambault.
«On ne leur conte pas d’histoires — ils ont trop été déçus par les adultes dans leur vie —, c’est difficile d’être cuisinier: ce sont de longues heures, de la pression, de l’adrénaline, mais en même temps, c’est cool. On leur dit: si vous avez vraiment envie de ça, vous allez pouvoir y arriver parce que, à la fin du programme, vous allez avoir un job, parce qu’on a un réseau de cuisiniers qui vous veulent, qui vous attendent et qui veulent que vous réussissiez. »
Évasion
Pour ceux qui vont décider d’abandonner, cette «base d’expérience» leur servira au quotidien, dans leur démarche d’autonomie, note le chef Emedy. «Ils ont vraiment besoin de croire en eux», ajoute-t-il, plein d’espoir pour ses nouvelles recrues. Le renforcement positif s’entend dans chaque phrase, dans chaque détail, dans 1001 encouragements. Aucune question n’est idiote, on prend les jeunes là où ils sont rendus. Il montre à Kelly comment désinfecter son plan de travail, explique à Tommy comment disposer les zucchinis sur une plaque.
«Attention, chaud devant!» lance JeanClaude d’une voix mal assurée en traversant la cuisine.
«C’est mon rêve d’être cuisinière et d’avoir mon restaurant à moi. C’est ma passion. Quand je cuisine, je suis dans mon élément. Je suis comme un poisson dans l’eau, mais dans une cuisine », lance fièrement Myriam, 20 ans, qui pleure en épluchant des échalotes grises. «Ça va passer », la taquine gentiment Alexandre Vachon, le deuxième chef formateur.
Pour Jesse, la cuisine, c’est un «art». Mais c’est également une évasion. «Quand je cuisine, ça me permet de m’échapper de mes problèmes, je n’y pense pas comme d’habitude.»
Quelques éducateurs de centres jeunesse ont fait le voyage avec eux. « Trois de mes jeunes sont ici, lance fièrement André Jalbert. C’est un projet tellement mobilisant, qui va les aider à devenir des citoyens engagés. Ils ont vécu des choses pas faciles, mais ils sont d’une résilience incroyable. Ils sont passionnés, mais le système scolaire, ce n’est pas évident pour eux. Pouvoir accéder à un métier en marge du parcours conventionnel, c’est une chance extraordinaire. J’ai vraiment l’impression de participer à quelque chose qui va devenir un grand projet pour le futur.»