Le Devoir

Privé de liberté et de dignité jusqu’à sa mort

Prix Nobel de la paix, le dissident chinois n’aura jamais vu sa récompense

- LAURENCE DEFRANOUX

Une chaise vide pour toujours. Dans l’histoire, seuls deux Prix Nobel de la paix sont morts en captivité sans avoir pu recevoir leur récompense. Le journalist­e allemand Carl von Ossietzky, interné par les nazis avant de mourir à l’hôpital en 1936. Et le poète chinois Liu Xiaobo, qui purgeait en 2010 une peine de onze ans de prison pour « subversion du pouvoir de l’État». Les autorités chinoises ayant interdit à sa femme de faire le voyage en Norvège, le prix avait été posé sur une chaise vide. Un geste qui, pensait-on, allait aider à sa libération. Mais Liu Xiaobo est mort jeudi, à 61 ans, d’un cancer du foie, extrait in extremis de sa cellule vers une chambre d’hôpital sous haute surveillan­ce. Poète, essayiste et critique littéraire, il pensait que la so-

ciété civile, avec des moyens légaux, pouvait desserrer la chape de plomb que le Parti communiste chinois fait peser sur un cinquième de la population mondiale.

Il est né le 28 décembre 1955 d’un père professeur qu’il disait sévère et brutal. Lorsque Mao envoie les intellectu­els, la «neuvième catégorie puante», se «rééduquer à la campagne », l’adolescent suit sa famille dans les steppes de Mongolie. Déscolaris­é comme tous ceux de sa génération, il se passionne pour Nietzsche et Kafka. À la fin de la Révolution culturelle, en 1976, les université­s rouvrent et Liu, alors ouvrier dans le bâtiment, intègre l’Université de Pékin, étudie la littératur­e et devient professeur de philosophi­e. Il fréquente les salons poétiques, mais méprise le petit cercle d’écrivains, qu’il trouve imbus d’eux-mêmes et dociles avec le pouvoir. Dans un article (intitulé Crise !), il dégomme ses pairs d’une plume acerbe et brillante. En 1988, il faut un amphithéât­re pour accueillir tous ceux qui viennent écouter le «cheval noir» de la scène littéraire soutenir sa thèse. «Il était iconoclast­e et véhément, ce qui est rare en Chine, et renouait avec la tradition littéraire du 4 mai 1919, celle qui voulait secouer la poussière de quelques siècles d’Empire confuciani­ste », décrit Marie Holzman, qui a traduit ses textes. Il est en stage à l’Université de Columbia (New York) quand, en 1989 à Pékin, les étudiants chinois descendent dans la rue réclamer plus de liberté. «Liu Xiaobo avait une soif d’absolu, un sens de la mission. Mais aussi une force de conviction étonnante pour un bègue, un courage exceptionn­el et de grands talents d’organisate­ur», raconte son ami Michel Bonnin. Le jeune enseignant s’enthousias­me pour le mouvement et rentre en Chine. À 33 ans, il passe son temps sur la place Tian’anmen avec ses étudiants, les conseillan­t et les morigénant. Le 2 juin, il entame une grève de la faim avec un chanteur célèbre, Hou Dejian. La nuit du 3 au 4 juin, alors que l’armée prend en tenailles la place Tian’anmen, Liu et Hou se font négociateu­rs et convainque­nt les jeunes de quitter la place avant le début du massacre. Comme tant d’autres, Liu Xiaobo est emprisonné.

Lorsqu’il est libéré un an et demi après, l’intellectu­el arrogant a disparu. Sa première femme a demandé le divorce, il voit peu son fils. Alors qu’on lui interdit d’enseigner et de séjourner à Pékin, il vit en clandestin et publie ses articles et poèmes aux États-Unis ou à Hong Kong, en utilisant ce qu’il appelle « les zones grises de la liber té » pour faire passer ses idées. Son modèle est Václav Havel, dramaturge tchécoslov­aque, opposant antisoviét­ique qui sera élu président après la Révolution de velours de 1989. «C’était un fin analyste du système politique chinois, explique Jean-Philippe Béja, qui a publié en 2011 sous le titre la Philosophi­e du porc un recueil de ses articles. Il était convaincu que le développem­ent de la société civile finirait par éroder le pouvoir du Parti et aboutir à la démocratie. Mais pour cela, il fallait que les Chinois ne succombent pas à ce qu’il appelait la “philosophi­e du porc”, c’est-à-dire la frénésie de consommati­on. »

En 1989, Liu Xiaobo est tombé amoureux de Liu Xia, poète, photograph­e, peintre, de cinq ans sa cadette. Ils se marient en 1998 dans le camp de travail où a été envoyé Liu.

En 2008, l’année des JO de Pékin, il participe à la rédaction d’une pétition, la Charte 08, inspirée de la Charte 77 de Havel. Le texte demande que les libertés de parole, de presse, d’associatio­n et de manifestat­ion inscrites dans la Constituti­on chinoise soient respectées.

«Il a été arrêté, car il était capable de faire la liaison entre les génération­s de dissidents, et avait de très bonnes relations avec les vieux dirigeants du Parti qui n’ont pas digéré le massacre du 4 juin », note Béja. En 2009, il est condamné à 11 ans de prison. L’année suivante, Liu Xiaobo se voit décerner le prix Nobel de la paix. Pékin qualifie d’« obscénité » le prix décerné à un « criminel » et rompt ses relations avec la Norvège. Les conditions de détention se font plus dures, et Liu Xia est placée en résidence surveillée. Elle tombe dans une profonde dépression. À la fin du mois de juin cette année, Liu Xia apprend en même temps que le monde entier que son mari est hospitalis­é depuis un mois, en phase terminale d’un cancer du foie. Pékin déclare qu’il est «intranspor­table», même si deux médecins allemand et américain diagnostiq­uent le contraire.

«Chaque personne naît avec les droits intrinsèqu­es à la dignité et à la liberté», affirmait la Charte 08. Jusqu’à sa mort, Liu Xiaobo, poète révolté mais pacifique, en aura été privé. Une des dernières images de lui, prise par des amis, le montre serré contre Liu Xia. Tous deux se ressemblen­t étrangemen­t, maigres et la tête rasée, unis jusqu’au bout dans l’enfermemen­t.

En 1989, Liu Xiabo, alors en stage à New York, décide de rentrer en Chine quand, à Pékin, les étudiants descendent dans la rue

 ?? ISAAC LAWRENCE AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Un mémorial en hommage à Liu Xiaobo a été improvisé à l’Office de liaison chinois à Hong Kong.
ISAAC LAWRENCE AGENCE FRANCE-PRESSE Un mémorial en hommage à Liu Xiaobo a été improvisé à l’Office de liaison chinois à Hong Kong.

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