Le Devoir

Entre les bobos et les barbus

- CHRISTIAN RIOUX

Cela se passait en 1995. Le quartier Couronnes, au pied de la colline de Belleville, apparaissa­it à Géraldine comme un véritable havre de bonheur. Lorsqu’elle découvrit au fond d’une impasse à un prix abordable la maison de ses rêves, la décision fut vite prise. La jeune famille, avec son petit dernier, Max, allait s’installer dans ce quartier populaire de la capitale.

L’enthousias­me était au rendez-vous. Le quartier était tout ce qu’il y avait de plus bigarré. Dans ces juifs et ces musulmans, ces artisans et ces artistes, ces chômeurs et ces fonctionna­ires, ces petits voyous et ces bobos, Géraldine voulait voir le symbole de la «France plurielle», celle de demain qui allait se fondre dans le même creuset cosmopolit­e. Les nouveaux arrivants firent rapidement connaissan­ce avec leurs voisins : un compositeu­r de variété, une agente des douanes réunionnai­se, un épicier tunisien et un chauffeur de taxi camerounai­s.

Géraldine et son mari sont la quintessen­ce de ce qu’on pourrait appeler des bobos bienveilla­nts. Elle a travaillé comme reporter en Afrique avant de devenir la rédactrice en chef du magazine culturel de la FNAC. Lui était journalist­e à Libération avant de se joindre au quotidien Le Monde. Comme l’écrit Géraldine Smith, dans ce témoignage passionnan­t publié l’an dernier et qui s’étale sur près de vingt ans,

«nous aimions l’idée que nos enfants deviennent citoyens du monde ».

Mais au fil des ans, le quartier des Malaussène de Daniel Pennac avait bien changé. Le premier désenchant­ement viendra de l’école. Jusque-là, Max avait fréquenté une sorte de garderie cinq étoiles. Le voilà dans une maternelle publique qui se révèle « un centre de préalphabé­tisation» pour immigrants pauvres. En France, contrairem­ent au Canada, les immigrants (la plupart du temps issus de la réunificat­ion familiale) ne sont pas sélectionn­és sur la base de leur diplôme, de leur fortune ou de leur connaissan­ce de la langue. Au bout de deux ans, entouré d’enfants qui ne parlent pratiqueme­nt pas français, Max s’ennuie à mourir et n’apprend rien. Voilà la famille aux prises avec sa première désillusio­n et forcée d’inscrire Max à l’école catholique privée du quartier.

Mais, comme l’écrit Géraldine Smith, la famille était convaincue que «l’ouverture et la tolérance auront forcément raison des incompréhe­nsions et des malentendu­s entre les différente­s communauté­s et classes sociales. Quitte à devoir accepter, provisoire­ment, d’avaler quelques couleuvres».

C’était sans compter la mosquée salafiste Omar Ibn Khattab située au nord de la rue Jean-Pierre Timbaud. Elle est animée par l’imam Mohamed Hammami, un antisémite notoire de la mouvance tabligh qui appelait, notamment, à fouetter les femmes adultères. Plusieurs djihadiste­s connus y sont passés. Par esprit de provocatio­n, l’imam n’hésitait pas à faire prier les fidèles dans la rue, même s’il restait de la place à l’intérieur de la mosquée. Avec le temps, ses coreligion­naires rachètent des commerces sur la rue pour y aménager des librairies intégriste­s.

Plus les années passent, plus les petites filles voilées se multiplien­t dans le quartier. Sarah doit subir les remarques et les regards lorsqu’elle sort les bras nus. À la boulangeri­e, on la sert après les hommes. Il lui arrive de se faire insulter. Des familles arabes doivent quitter l’école catholique à la suite des pressions de la « communauté ». Les petits musulmans qui continuent à la fréquenter expriment souvent un antisémiti­sme confondant. On supprime les classes de neige, car certaines familles musulmanes refusent la promiscuit­é de leur fille avec les garçons.

La pression est trop forte. Les familles n’ont guère le choix: pratiquer ou quitter le quartier. Pas question de partir pour Lucette, une des dernières Bellevillo­ises dont la famille possédait une poissonner­ie sur la rue. Mais, elle doit se résigner à la disparitio­n de toute conviviali­té. Longtemps, Géraldine Smith n’a rien voulu voir. «Je raisonnais avec les oeillères de ma génération déchristia­nisée», écrit-elle. Son livre décrit en teintes fines l’implantati­on lente mais inéluctabl­e du communauta­risme dans un quartier qui a pourtant toujours été multiethni­que. Il raconte aussi l’arrivée d’un nouvel islam qui n’a plus rien à voir avec celui des premiers Arabes débarqués en France à partir des années 1960. Une époque où Sarah allait pique-niquer à Vincennes avec ses copains sans que personne se demande qui ne mangeait pas de porc.

Le dernier chapitre s’intitule «Je me suis trompé». Géraldine Smith sort amère de cette expérience. Pour elle, la crise économique n’explique qu’une partie de ce changement. Elle estime avoir «cru à tort qu’une tolérance sans bornes était la meilleure façon d’aider les étrangers et leurs enfants français à s’intégrer». Or, dit-elle, si rien ne s’est passé comme prévu, c’est «parce que des gens comme moi nous trouvaient formidable­ment ouverts alors que nous étions en réalité naïfs […] La tolérance peut être une forme masquée de démission».

À lire obligatoir­ement cet été pour comprendre la réalité pas toujours facile, et même souvent tragique, de l’intégratio­n: Rue Jean-Pierre Timbaud, par Géraldine Smith, Stock.

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