Le Devoir

Nice: l’édition controvers­ée du Paris Match pourra être publiée

Le droit du public à l’informatio­n prévaut sur le bon goût, estiment des experts

- PHILIPPE PAPINEAU

Après le moratoire, la publicatio­n. Un an après l’attentat terroriste de Nice, le 14 juillet dernier, une édition controvers­ée du Paris Match contenant entre autres des images du camion fonçant dans la foule pourra finalement être distribuée, après que le parquet parisien eut demandé son retrait d’urgence.

Paris Match a créé l’émoi en France avec son numéro 3556, qui montre au fil de huit pages des portraits et des entrevues avec des blessés et des familles des victimes, mais aussi et surtout des photos tirées de la vidéo de surveillan­ce de la ville, où l’on peut voir, au bas des pages 54 et 55, le véhicule emboutir la foule.

La publicatio­n de l’éditeur Hachette Filipacchi Médias avait choqué déjà mercredi la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (FENVAC) et l’associatio­n Promenade des anges, qui rassemble les proches des victimes de l’attentat de Nice.

Christian Estrosi, le maire de Nice, avait également critiqué la publicatio­n d’images « insoutenab­les et abjectes», «qui ne manquera pas de raviver la douleur des familles».

Le Tribunal de grande instance de Paris aura penché du côté de Paris Match, une décision qui se comprend, selon le professeur titulaire en droit à l’Université de Montréal Pierre Trudel. «Si les médias ne peuvent plus couvrir ce genre d’événement parce qu’on ne peut plus montrer ces images, ça limite considérab­lement le droit du public à l’informatio­n, croit celui qui est aussi chroniqueu­r au Devoir. Ce sont des faits, qu’on trouve déplorable­s, mais ça s’est quand même produit. »

L’avocat Mark Bantey, associé au cabinet Gowling WLG et spécialisé dans le droit des médias, croit aussi que s’affrontent ici le droit du public à l’informatio­n et le bon goût. « Est-ce que le Tribunal peut s’immiscer dans des décisions éditoriale­s comme ça? Je ne crois pas.»

Un bémol

En soirée jeudi, la direction de Paris Match s’est d’ailleurs félicitée de la décision de la justice. «Au moment où la France entière s’apprête à rendre hommage aux victimes, Paris Match défend le droit des citoyens à être informés et à connaître la vérité, et le droit des victimes que nous avons rencontrée­s de témoigner pour qu’on ne les oublie pas.»

La justice a toutefois interdit jeudi « toute nouvelle publicatio­n » de deux photos publiées par le magazine français, estimant qu’elles « témoignent d’une recherche évidente de sensationn­el, dès lors qu’elles révèlent des personnes paniquées, sur le point de se faire écraser». Une entaille à cette décision serait accompagné­e d’une amende de 50 000 euros.

À Libération, Éric Morain, avocat de la FENVAC, s’est dit satisfait: « Paris Match est justement sanctionné. C’est désormais le temps du recueillem­ent et du silence.» Il a ajouté que ce jugement fera « assurément » jurisprude­nce.

Me Bantey est dubitatif quant à cette clause interdisan­t de rediffuser les photos. «C’est un peu contradict­oire. Le Tribunal a décidé que c’était dans l’intérêt public de diffuser les photos, mais après coup, il dit “ça suffit, vous allez arrêter de les publier”. Ça n’a aucun sens quant à moi. »

La France et la censure

Le professeur Pierre Trudel explique toute cette histoire par le rapport délicat des Français avec la vie privée. Déjà, en 1998, la couverture médiatique de l’assassinat du préfet Claude Érignac avait mené à une décision ayant fait jurisprude­nce. Paris Match, justement, avait publié une photo de l’homme sur le sol tout de suite après l’attaque.

«Les tribunaux avaient considéré que les médias n’avaient pas tenu compte de l’angoisse que ça pouvait causer aux proches de voir un père ou un mari gisant dans son sang, explique M. Trudel. À la suite de ça, les recours se sont multipliés en France, de la part des proches des victimes.»

Dans l’Hexagone, ajoute-t-il, «la gâchette de la censure est plus facile à déclencher, si on veut ».

Des cas rares au Canada

Selon l’avocat Mark Bantey, au Canada, aucun tribunal n’aurait accordé une telle injonction.

« Il faudrait démontrer une faute civile, ou une offense criminelle dans la publicatio­n des photos, et je n’en vois pas », dit-il.

Pierre Trudel ne se souvient que d’un cas, impliquant le Voir, mais l’injonction avait été cassée en appel. «En Amérique du Nord, surtout depuis la constituti­onnalisati­on de la liberté de presse en 1982, ça ne se voit à peu près pas, des ordonnance­s de cour, pour empêcher la diffusion d’un journal ou d’un magazine.» La notion de dommage irréparabl­e entre ici en compte et, dans la majorité des cas, la Cour va juger que les torts peuvent être réparés par des sommes d’argent.

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