Le Devoir

Le lac laboratoir­e

Ce joyau naturel est protégé par l’Université McGill

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Tout l’été, Le Devoir navigue en eau douce et propose des portraits de lacs emblématiq­ues du Québec. Aujourd’hui: le lac Hertel, objet d’observatio­ns scientifiq­ues depuis des décennies.

Si le lac Hertel était un animal, ce serait une souris de laboratoir­e. Ou un autre organisme modèle propice aux expériment­ations. Un cochon d’Inde peut-être. Les premières études scientifiq­ues ont été réalisées en 1859. Le frère Marie-Victorin a ensuite arpenté les sous-bois riches de 600 espèces de plantes (dont certains arbres vieux de 500 ans) et de 220 espèces fauniques. Le lac Hertel, perché au sommet du mont Saint-Hilaire, au coeur de la réserve naturelle Gault, appartient à l’Université McGill depuis bientôt 60 ans. Ce sanctuaire naturel, reconnu par l’UNESCO, a servi de référence à plus de 400 articles scientifiq­ues, à une trentaine de livres ou de chapitres de livres et à une centaine de thèses de doctorats ou de maîtrise.

«Par hectare, nous avons certaineme­nt le record du nombre de publicatio­ns scientifiq­ues dans le monde. Franchemen­t, je ne connais pas de lieu semblable si près d’une métropole», dit Virginie Millien, directrice de la réserve naturelle Gault, en se tournant vers le paysage féerique. La crête du mont entièremen­t couverte de feuillus et de conifères ceinture et protège le petit lac comme les rebords d’un grand chaudron rempli d’eau. Un quai se laisse deviner dans une boursouflu­re. Comme tout le reste ici, il sert aux savants.

Mme Millien vient d’être nommée à la direction la réserve. Elle est aussi conservatr­ice des collection­s de sciences naturelles du Musée Redpath de l’Université McGill, où elle enseigne par ailleurs l’écologie, la biologie évolutive et la paléobiolo­gie.

La professeur­e explique que le mont SaintHilai­re est une des dix collines montérégie­nnes (mons regius veut dire «mont royal»), alignées sur une distance d’environ 90km en Montérégie et en Estrie. Comme les autres inselbergs, elle a été formée par une montée de magma au Crétacé, il y a environ 125 millions d’années. La montagne abrite une quarantain­e de minéraux exclusifs à la région.

Les glaciers ont ensuite arraché une partie de la calotte friable et creusé des dépression­s. La mer de Champlain, en se retirant, a laissé l’eau du lac renouvelé par le ruissellem­ent naturel. Chacune des soeurs montérégie­nnes possède son lac. La forêt qui entoure le Hertel n’a jamais été coupée: ni avant la Conquête ni après.

Un legs

Le trésor naturel du mont Saint-Hilaire a été en possession du brigadier général Andrew Hamilton Gault (1882-1958) pendant des décennies. Diplômé de Bishop et de McGill, riche héritier de la famille des «rois du coton», il achète les 890 hectares montérégie­ns en 1913 à la famille Campbell, qui les tient elle-même des seigneurs Hertel depuis 1844. Il forme quelques mois plus tard un bataillon, à ses frais, pour participer à la Première Guerre mondiale où il perd la jambe gauche. Établi en Angleterre, il se fait élire aux Communes puis reprend du service militaire pendant la Deuxième Guerre mondiale, dans les rangs canadiens.

Le militaire Gault rentre au Québec en 1945. L’aventurier, pionnier de la conservati­on, y défend faroucheme­nt, jusqu’à sa mort, sa propriété montérégie­nne contre les projets d’exploitati­on minière. Le legs à l’université du domaine intact («le mont Saint-Hilaire, le plus précieux de mes biens») spécifie qu’il faut préserver « sa beauté et ses charmes pour les génération­s futures».

Mission accomplie. La réserve naturelle Gault, accrue d’une centaine d’hectares depuis la légation, se trouve en fait coupée en deux: d’un côté, une zone accessible au public avec un réseau de sentiers; d’un autre côté, un espace de conservati­on exclusif, avec un accès limité aux chercheurs. La réserve naturelle Gault accueille environ 350 000 visiteurs par année à 7 $ par adulte.

«L’argent des guichets nous sert à préserver le site », explique David Maneli, responsabl­e des sciences et des communicat­ions de la réserve, qui travaille à un nouveau plan de diffusion et de vulgarisat­ion des activités scientifiq­ues sur le Web qui verra le jour à l’automne. «Nous ne sommes pas un parc provincial et les visiteurs viennent ici pour contempler la nature, pas pour des activités sportives.»

Des recherches

L’ancienne résidence du brigadier général, en pierres des champs, demeure la seule aux abords du plan d’eau. Elle sert maintenant aux universita­ires pour la gestion du domaine, mais aussi pour un tas de réunions, de colloques ou de sessions de travail.

Il y a quelques autres bâtisses sur le site, notamment des chambrette­s pour recevoir les chercheurs et, depuis peu, une étrange installati­on comprenant un laboratoir­e, un bassin tirant son eau du lac situé à un kilomètre et 96 cuves de plastique de 1000 litres chacune. Le tout constitue le Grand Rassemblem­ent expériment­al des étangs (Large Experiment­al Array of Ponds, ou LEAP, qui veut aussi dire « saut »).

Le tout reproduit et gonfle les fameuses petites plaques à 96 minuscules puits largement utilisés en biologie moléculair­e. Ces mésocosmes (de taille moyenne par rapport aux microcosme­s) fournissen­t des espaces semi-contrôlés où les expériment­ateurs font varier des paramètres pour ensuite étudier la réaction des algues, des bactéries, du zooplancto­n, bref de tout ce qui grouille et vit normalemen­t dans un lac.

L’an dernier, le LEAP a servi à étudier les effets sur les macrophyte­s (les algues) et divers planctons de deux herbicides. Les chercheurs ont découvert un effet pervers du produit qui, en relâchant du phosphore dans l’eau, finit par stimuler la croissance des plantes aquatiques.

«Personne ne le dit, mais à long terme, les herbicides qui se retrouvent dans les lacs peuvent contribuer à la proliférat­ion des algues, explique le postdoctor­ant Vincent Fugère, rencontré autour du LEAP. Et nous avons montré que les algues profitent rapidement des perturbati­ons de leur milieu de vie. »

Lui-même est bien prêt à le répéter, mais pas pour décider s’il faut ou non continuer à utiliser ce genre de fertilisan­t. «Le militant pourra choisir son interpréta­tion », dit-il.

La directrice Millien rebondit sur cette distinctio­n entre le savant et le politique. « Notre rôle est de diffuser l’informatio­n, explique-t-elle. Beaucoup de nos recherches visent à comprendre les effets des importante­s transforma­tions qui font que le climat se réchauffe ou que les océans s’acidifient. »

L’acidificat­ion est le sujet de la recherche de cet été de M. Fugère et son équipe de jeunes chercheurs de la réserve naturelle Gault et du lac Hertel. Paradoxale­ment, le vieux domaine préservé, choyé et chouchouté, avec son lac cobaye, sert donc à étudier l’impact des activités humaines (notamment des changement­s climatique­s) sur l’habitat et la vie.

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ANDREI TILIN/CC
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GOOGLE EARTH Deux vues sur le lac Hertel: sur terre et à partir d’un satellite, au creux du mont Saint-Hilaire.

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