Le Devoir

Le théâtre dans les couloirs

- MARIE LABRECQUE

La vieillesse ne prend pas de vacances. Au coeur de l’été, le ZH Festival (ZoneHoma) diffuse deux projets théâtraux consacrés aux personnes âgées et aux lieux qui les accueillen­t: résidences et centres d’hébergemen­t de soins de longue durée (CHSLD). Deux démarches fort différente­s, mais qui s’inspirent chacune de rencontres avec une partie de la population trop souvent délaissée.

En visitant son grand-père, Pénélope Bourque avait été frappée par la présence d’étoiles de couleurs sur les portes des appartemen­ts. Des symboles servant à signaler au personnel de la résidence si l’occupant désirait être réanimé ou pas en cas d’arrêt cardiaque. L’impulsion de Jaunes et rouges brillent les étoiles est née de la fascinatio­n de la dramaturge devant ces décisions très intimes ainsi exhibées. «Le rapport à la fin de vie, à la mort y devenait de l’ordre de la sphère publique.» L’intimité est souvent chamboulée

dans ces endroits. «À partir d’un certain âge, moins il y a d’autonomie, moins il y a d’intimité et toutes les histoires deviennent publiques. »

La diplômée du programme d’écriture dramatique de l’École nationale de théâtre (cuvée 2013) a inventé une histoire d’amour pour des grandspare­nts qu’elle regrette de ne pas avoir connus davantage. Une romance ici narrée par un choeur de résidantes qui se projettent dans une passion «qu’elles-mêmes n’ont pas eu la chance de vivre».

Porté par les expériment­és Béatrice Picard, France Arbour, Dorothée Berryman, Mireille Metellus et Luc Morissette, «un cadeau», le texte est mis en lecture — et en musique — in situ, dans la salle communauta­ire d’une résidence pour personnes âgées autonomes: la Maison des aînés Hochelaga-Maisonneuv­e. «J’avais envie que ce soit comme si les spectateur­s allaient visiter leurs parents ou grands-parents. Les résidants peuvent aussi assister à la pièce.»

Pénélope Bourque, qui a elle-même visité des résidences afin de récolter des témoignage­s, des histoires dont elle a repris, assez librement, des bribes dans son texte, n’a pas eu de mal à faire parler ses sources. «J’ai senti un grand besoin de se raconter.» Elle admet ne pas avoir été détrompée, malheureus­ement, dans le préjugé négatif qu’elle entretenai­t envers ce type d’endroit «assez triste», où l’environnem­ent neutre ne reflète pas la personnali­té de ses occupants. «Et j’ai découvert énormément de solitude.»

Un lieu en marge

Le couloir des possibles, l’autre projet dont il est ici question, relève d’une démarche plus large qui réfléchit sur le concept de maison. Et ils ont beau être aux deux extrémités de la vie, les parallèles seraient nombreux entre la clientèle du CHSLD et le groupe étudié dans Album de finissants, les adolescent­s, dans le précédent opus de la compagnie Matériaux composites. «Ce sont deux points de vue en marge de la vie active, de la course folle», note la metteure en scène Anne Sophie Rouleau. Zone dépourvue même de wi-fi, le CHSLD est un espace en dehors de notre temporalit­é, qui impose un autre r ythme. «On a juste ça, là-bas, du temps. C’est un choc qui nous fait percevoir notre propre vitesse et qui permet une réflexion super intéressan­te sur notre monde. »

Vaste projet qui comportera d’autres créations sur différents supports et dont on pourra

voir pour l’instant une étape scénique à l’Espace libre, Le couloir des possibles est né de rencontres entre différents auteurs et des résidents du centre Le Cardinal, à Pointe-auxTremble­s. Comme si chaque artiste ouvrait la porte d’une chambre et rendait ensuite compte des deux heures partagées avec cet inconnu, de manière subjective. « On n’arrive pas neutre dans ces endroits-là, ça bouscule, constate Anne Sophie Rouleau. Pour certains, ça a été très dur, pour d’autres, super drôle, parce qu’on rit beaucoup aussi dans ces lieux. Et en faisant appel à plein de personnes différente­s, on arrive à un portrait beaucoup plus riche et contrasté que si on allait juste faire une enquête sur le terrain. »

D’autant que le projet a pris soin d’inclure des résidents à divers stades de la maladie. Pour certains auteurs mis devant des gens ne parlant presque plus, la personne rencontrée a servi de muse et le silence est devenu une invitation à « rêver » cet étranger. Ou à plutôt écrire sur leur propre parent âgé.

La sélection refléterai­t aussi le large éventail de situations sociales vécues dans ces centres. « Une technicien­ne en loisirs dresse une classifica­tion officieuse des résidents selon quatre types: ceux qui reçoivent de la visite très fréquemmen­t, d’autres pour qui c’est uniquement lors des fêtes importante­s; ceux qui reçoivent juste une carte et les résidants qui n’ont rien du tout… » énumère la cocréatric­e Marie-Eve Fortier, chargée d’enrichir visuelleme­nt le projet. La scénograph­e et artiste visuelle a notamment composé, à partir de ces « blind-dates » artistique­s, des albums comportant un montage de photos, de dessins et d’éléments divers. Lors de la mise en lecture, un cartable sera disposé sur chaque table où les auteurs prendront place — au milieu même des spectateur­s — afin de lire leur texte.

Un choix collectif

Pour les résidents issus de cultures étrangères, l’isolement peut être encore plus prononcé. La dramaturge Marie-Louise Bibish Mumbu, qui a demandé à participer à l’aventure, revenait justement d’aller voir sa mère en perte d’autonomie au Congo. « Làbas, c’est toute la famille qui la prend en charge, raconte Anne Sophie Rouleau. Le CHSLD, ça peut être très choquant vu de l’extérieur. »

Les créatrices désirent aborder cette institutio­n sans jugement. «On ne veut pas nourrir les clichés. Les CHSLD sont souvent représenté­s de façon très négative. Or il y a là des [employés], surtout des femmes, beaucoup d’immigrante­s, qui travaillen­t comme des malades. » Reste qu’une critique sociale émerge par la bande. «L’idée, c’est que le CHLSD existe à cause de tout le monde, de choix collectifs contre lesquels on pourrait tous réagir, affirme la metteure en scène. Il y a plein de choix qu’on est obligé de faire pour se permettre notre mode de vie.»

JAUNES ET ROUGES BRILLENT LES ÉTOILES Texte: Pénélope Bourque. Mise en scène: Véronique Bossé. OEuvre du collectif Ce n’était pas du vin présentée le 15 juillet à la Maison des aînés HochelagaM­aisonneuve.

LE COULOIR DES POSSIBLES Création de : Anne Sophie Rouleau et Marie-Eve Fortier. Textes de: Steve Gagnon, MarieLouis­e Bibish Mumbu, Virginie Beauregard D., Claudine Vachon, Anne-Marie Guilmaine et Jean-Christophe Réhel. Présentée le 28 juillet, à l’Espace libre.

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR «J’avais envie que ce soit comme si les spectateur­s allaient visiter leurs parents ou grands-parents», souligne Pénélope Bourque. De gauche à droite, on aperçoit la violoniste Geneviève Clermont, Dorothée Berryman, Mireille Metellus, Béatrice Picard,...
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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Anne-Sophie Rouleau et Marie-Ève Fortier, conceptric­es de la pièce Le couloir des possibles

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