Toute l’humanité sur la civière de Suzanne Myre
La romancière-brancardière aime ce contact avec la fragilité, la douleur et la mort qui s’allongent devant elle
De l’autre côté de la fiction. Durant tout l’été, Le Devoir part à la rencontre d’écrivains gagnant leur croûte dans des boulots plutôt éloignés de la littérature. En apparence.
Le téléphone sonne dans la centrale des messagers du pavillon Deschamps de l’hôpital Notre-Dame. Au bout du fil, la voix robotique de la répartitrice annonce à Suzanne Myre la nature de sa prochaine course. En cette fin d’aprèsmidi dominicale, un patient attend en radiologie d’être transporté jusqu’aux urgences.
En 1987, l’écrivaine connue pour ses recueils de nouvelles au ton doucement ironique (J’ai des mauvaises nouvelles pour vous, Humains aigre-doux, Mises à mort) devient technicienne en documentation, à la bibliothèque médicale de l’établissement de la rue Sherbrooke. Ce qui ne durera que quelques années. «Les bibliothèques, c’était pas pour moi
du tout!» s’exclame-t-elle, devant le tapuscrit de son prochain livre, qu’elle potasse pendant les minutes creuses.
«J’avais besoin de sortir du cadre, de sortir des lignes, poursuitelle, et la beauté de la job de brancardière, c’est que lorsque tu prends le téléphone, tu ne sais jamais ce qui va t’attendre à l’autre bout. Est-ce que ce sera un patient en lit, en civière, en fauteuil roulant? Vas-tu devoir passer par le pavillon Mailloux [l’unité de santé mentale], reconduire quelqu’un aux soins palliatifs?»
Rare membre du personnel d’un hôpital entrant en relation avec les patients sans leur prodiguer de soins, le brancardier jouit d’une certaine latitude qui lui permet d’envisager son travail comme celui d’un simple «chauffeur de civières», ou d’ajouter à sa description de tâches, selon les circonstances et selon ce que son coeur lui chante, une oreille attentive ou une main sur l’épaule.
«On peut être objet d’indifférence ou objet de réconfort, mais moi, je veux être présente pour l’autre», explique celle qui publiait en 2010 Dans sa bulle, un roman narré par une préposée aux bénéficiaires. «Je ne veux pas transporter les gens comme si c’était des paquets, surtout que les gens sont souvent dans un état de grande vulnérabilité. Quand tu te promènes dans l’hôpital sous les yeux de tout le monde alors que t’es tout croche, t’aimes ça savoir que quelqu’un de doux et gentil est là pour toi. »
Grand niveleur social, le milieu hospitalier permet à Suzanne Myre un contact privilégié avec toutes les couches de la communauté, et parfois même des conversations avec
ses lecteurs ! C’est en quelque sorte l’humanité entière que transporte en civière la nouvellière. «J’ai des conversations vraiment inattendues durant lesquelles on parle de la fragilité de l’être humain. C’est un milieu de toutes les rencontres possibles, avec l’autre et avec soi. Je croise toute une panoplie de gens que je ne croiserais jamais dans ma vie normale et même quand je n’en parle pas directement dans mes livres, ce sont les humains que je rencontre ici qui finissent souvent par y surgir sous une autre forme. »
Les détours de la mort
De tous les types de courses possibles, le brancardier moyen ne raffole pas des promenades entre les soins palliatifs et la morgue. Suzanne Myre n’est pas une brancardière moyenne.
«Ce sont mes courses préférées ! » s’exclame à nouveau cette authentique verbomotrice, qui se dit complètement fascinée par la mort. «Avant, on pouvait passer n’importe où dans l’hôpital avec le corps [qui est évidemment recouvert d’un drap]. Mais on a eu des plaintes, donc il faut maintenant faire plein de détours pour ne pas l’exposer. Ça arrive encore que j’entre dans un ascenseur avec un corps et que les gens sortent, parce qu’ils sont apeurés. J’ai souvent le goût de leur dire : “Ça va vous arriver à vous aussi, vous savez?”»
Avant de transporter l’être humain jusqu’à son ultime dodo, le brancardier escorte le malade pendant certains des moments les plus chargés en émotions de son existence : chirurgies graves, examens douloureux, séances de physiothérapie éprouvantes. Suzanne Myre évoque les trajets à destination des soins palliatifs.
«J’aime ça à mort!» s’exclame-t-elle, sans relever le jeu de mots un brin noir. « J’aime ça parce que c’est un moment extrême de la vie. Non seulement tu accompagnes des proches qui vont perdre quelqu’un qu’ils aiment, mais tu accompagnes quelqu’un qui va bientôt perdre sa vie. Ça demande du courage, se rendre vers le lieu où on va perdre sa vie.»
14 kilomètres à pied, ça use, ça use
La nuit dernière, Suzanne Myre n’a presque pas dormi. La sévère insomnie dont souffre l’écrivaine-brancardière de 56 ans s’aggrave lorsqu’elle sait qu’elle devra se rendre au boulot le lendemain. Il y a quelques minutes, elle changeait de chaussures pour une troisième fois depuis ce matin, dans l’espoir vain que se calment ses douleurs aux pieds, qui endurent parfois jusqu’à 14 kilomètres de marche par jour.
«Dès le départ, j’ai appris à me protéger, parce que j’accueillais tout et c’était épuisant, confie-t-elle. Les personnes malades sont souvent seules et elles viennent te chercher. Je ne m’attendais pas à ce que j’allais voir, à ce à quoi les corps ressemblent en vieillissant, ce qu’ils sentent. Je me suis donc insensibilisée avec le temps, mais sans doute pas assez. Je pense que mes journées laissent des empreintes dans mon inconscient.» Empreintes se transformant peu à peu en vrais bobos.
Pourquoi ne démissionne-telle pas, alors? «Parce que je sens que, le temps d’un transport, je peux faire agir concrètement en écoutant les gens et entrant dans leur monde pendant les minutes où je les accompagne. Ça me suffit pour sentir que je leur ai fait du bien. Si je les fais sourire ou rire, c’est l’ultime récompense. Et cette réponse-là, contrairement à celle des livres, elle est immédiate. Si j’ai du mal à imaginer faire autre chose, c’est qu’il est immense, ce sentiment d’utilité à l’autre.»
Royalement allergique aux mondanités d’un milieu de l’édition qui se prend parfois au sérieux, au point où elle peine à se décrire en employant le mot «écrivaine», Suzanne Myre ne peut s’empêcher de parfois renvoyer dos à dos la relative vanité de l’entreprise littéraire et la tragédie sans cesse renouvelée de la mort qu’elle côtoie. «C’est un travail riche parce qu’il est constamment question ici de vie ou de mort. Je ne peux jamais oublier que tout ce qu’il a de réellement important, c’est la santé. »