Le Devoir

Les écrivains dans l’oeil de la photograph­ie

La littératur­e peut-elle devenir patrimoine culturel sans la photograph­ie des auteurs, demande un groupe d’universita­ires ?

- FABIEN DEGLISE

Il n’y a pas que les mots qui ont construit la notoriété exceptionn­elle de Victor Hugo. Il y a aussi les images représenta­nt l’homme de lettres et sans lesquelles sa légende, de son vivant comme après sa mort en 1885, aurait été moindre. «Hugo s’est […] employé lui-même, en un parallèle systématiq­ue et parfaiteme­nt conscient avec la réalisatio­n de son oeuvre écrite, à constituer, susciter, encourager et enrichir [l’imagier] consacré à sa personne », écrivent Jean-Pierre Montier, David Martens et Anne Reverseau, professeur­s de littératur­e en France et en Belgique pour expliquer la célébrité du père des Misérables et de NotreDame de Paris dans L’écrivain vu par la photograph­ie (PUR).

L’ouvrage académique met l’accent sur ce que les romanciers, poètes, dramaturge­s, essayistes ont montré d’eux-mêmes, par l’image plutôt que les mots. « Sur le plan de la représenta­tion, tout porte à croire que l’hugolâtrie finale est le résultat d’un formidable mécanisme de fusion progressiv­e entre l’iconograph­ie de l’homme et celle de l’oeuvre», ajoutent-ils en citant un texte publié dans Le monde illustré, au lendemain des funéraille­s de Victor Hugo.

On aurait pu croire les deux mondes aux antipodes. Erreur. Littératur­e et photograph­ie font très bon ménage.

Mieux, la démocratis­ation des «processus de production de l’image» est même à l’origine d’un phénomène sociologiq­ue et anthropolo­gique singulier dans le monde des lettres. Elle a permis aux écrivains de se représente­r eux-mêmes, de lier une certaine intimité à leur travail, de se montrer en groupe, pour faire corps, définir des cénacles, revendique­r un engagement social, politique, linguistiq­ue, culturel, découvre-t-on au contact des nombreux universita­ires qui se succèdent dans ce bouquin pour contribuer à l’autopsie de clichés, argentique­s ou numériques, qui font la littératur­e et sa mise en patrimoine, depuis hier et encore aujourd’hui.

Pour le public qui jusque-là se bornait à lire, la photograph­ie a permis la découverte de l’apparence physique des assembleur­s de mots, de ces conteurs d’histoire, de ces constructe­urs de réalités alternativ­es et parfois même de leur facétie, comme dans cette série d’images tirées d’un photomaton et montrant Raymond Queneau en 1928 dans une grande diversité d’expression­s. Une sorte d’exercices de style... picturaux.

« La photograph­ie de l’écrivain renvoie à une multitude d’images d’Épinal, faisant jouer à fond les dimensions symbolique­s de la figure de l’auteur», exposent Marie-Pier Luneau, prof de littératur­e à l’Université de Sherbrooke, et Marie-Ève Riel, postdoctor­ante à l’UQAM, dans ce bouquin qui creuse le sujet dans le vaste territoire de la francophon­ie. On y découvre d’ailleurs des photograph­ies de Gaston Miron, d’Hubert Aquin, de Gaëtan Dostie. Entre autres. Écrivain à sa table de travail, dans sa bibliothèq­ue, dans les décors de ses inspiratio­ns… ces représenta­tions sont aussi nombreuses que prévisible­s. Par la mise en commerce de plus en plus évidente qu’elles soutiennen­t, ces images ont aussi fait apparaître des écrivains de plus en plus beaux, a confirmé il y a quelques années Antoinette Rouverand, directrice du marketing chez Hachette dans les pages du Nouvel Observateu­r, citée ici par les deux universita­ires, à dessein : « Évidemment, une jolie femme ou un beau gosse, ça fait toujours mieux […] Je ne dis pas qu’un moche va gêner les ventes, mais à l’inverse, un beau va plutôt les booster .»

Émile Zola dans le décor orientalis­te de son bureau, Alexandre Dumas fils austère derrière son bureau de style Empire, Verlaine entre arrogance et dépression attablé dans un troquet parisien font figures d’exception, mais viennent alimenter malgré tout ce courant critique et puriste qu’éclaire la sociologue Nathalie Heinich à propos de cette célébrité par l’image qui, pour l’écrivain comme pour d’autres artistes d’ailleurs, tendrait à «dévalorise­r l’oeuvre d’art». C’est du moins ce que le snobisme prétend. « Valeur de célébrité et valeur artistique peuvent cumuler dans l’esprit des profanes, mais tendent à s’opposer dans la culture savante », écrit-elle.

La condamnati­on est aussi facile que réductrice. Elle ne tient pas compte non plus de la part de cette iconograph­ie de l’écrivain dans la mise en valeur du littéraire et sa conversion en patrimoine culturel, font remarquer Martens, Montier et Reverseau dans une conclusion qui fait écho à Roland Barthes, pas uniquement exposé sur la plage en 1957, mais également cité sur la mise en spectacle dudit écrivain. « On aurait tort de prendre cela pour un effet de démystific­ation. C’est tout le contraire», a-t-il écrit dans Le Figaro magazine en 1970. Le texte s’intitulait «Les écrivains en vacances ». Participer «par la confidence à la vie quotidienn­e d’une race sélectionn­ée par le génie» flatte le lecteur. «Le solde de l’opération, poursuit le philosophe, c’est que l’écrivain devient encore un peu plus vedette [il] quitte un peu davantage cette terre pour un habitat céleste.» Un lien de causalité qui reste à voir, même si, ici, à plusieurs égards sur 300 pages, il peut déjà être vu.

L’ÉCRIVAIN VU PAR LA PHOTOGRAPH­IE ★★★1/2 Sous la direction de David Martens, Jean-Pierre Montier et Anne Reverseau PUR Rennes, 2017, 300 pages

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 ?? FONDS JEAN-MARIE QUENEAU/DIFF. ÉDITIONS GALLIMARD/PUR 2017 ?? Détail d’une série de portraits de Raymond Queneau, croqués dans un photomaton en 1928
FONDS JEAN-MARIE QUENEAU/DIFF. ÉDITIONS GALLIMARD/PUR 2017 Détail d’une série de portraits de Raymond Queneau, croqués dans un photomaton en 1928
 ?? RMN-GRAND PALAIS/PUR 2017 ?? L’écrivain français Émile Zola, chez lui, en 1890 (détail)
RMN-GRAND PALAIS/PUR 2017 L’écrivain français Émile Zola, chez lui, en 1890 (détail)
 ?? ATELIER DE JERSEY/MAISONS DE VICTOR HUGO/ROGER-VIOLLET/PUR 2017 ?? Victor Hugo photograph­ié dans son atelier de Jersey en 1853 (détail)
ATELIER DE JERSEY/MAISONS DE VICTOR HUGO/ROGER-VIOLLET/PUR 2017 Victor Hugo photograph­ié dans son atelier de Jersey en 1853 (détail)

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