Le Devoir

La disparitio­n imminente de la culture

En 13 contes pour adultes, Kanishk Tharoor s’inquiète du futur

- MANON DUMAIS

D’un passé ancestral fantasmé à un futur anticipé anxiogène, en passant par une illustrati­on lucide du présent, Kanishk Tharoor explore dans ce premier recueil de nouvelles notre rapport à la culture. À travers treize récits, où il nous transporte aux quatre coins du monde, et même dans l’espace, l’écrivain pose un regard plutôt acerbe sur notre temps.

De fait, ce n’est pas la richesse de notre culture, et encore moins notre attachemen­t à celle-ci, que Tharoor célèbre. Qu’il emprunte au conte, à la fable, au récit d’aventures ou à la chronique, c’est à sa disparitio­n imminente qu’il s’intéresse, sous les ravages de la colonisati­on, de l’immigratio­n et de l’appropriat­ion culturelle à travers les époques et les continents.

Tantôt émouvantes, tantôt drolatique­s, les nouvelles qui composent Nager dans les étoiles abandonnen­t leurs personnage­s face à leur inéluctabl­e destin, laissant au lecteur le loisir d’imaginer la suite de chaque monde que Kanishk Tharoor dépeint de sa plume, dont la poésie capiteuse laisse deviner des inspiratio­ns indiennes, persanes et arabes.

Première nouvelle du recueil, Nager dans les étoiles, où des ethnologue­s enregistre­nt la voix de la dernière locutrice d’une langue, donne parfaiteme­nt le ton: « Après elle, sa langue n’a qu’un avenir fantomatiq­ue. Ils sont peu à se rappeler le temps où ses accents rythmés unissaient les vallées et les hautes terres. Cliniqueme­nt parlant, elle est déjà morte. Une langue n’est pas vivante si elle n’existe que dans la tête d’une vieille femme, quelle que soit la qualité de ses dents. »

L’envahisseu­r hégémoniqu­e

Alors qu’il relate le destin de cette femme transplant­ée dans un village voisin du sien, où la langue commune n’était pas sa langue natale, l’auteur évoque toutes ces cultures menacées d’extinction par l’hégémonie des peuples envahisseu­rs — l’histoire du Canada, ça vous rappelle quelque chose ? Dans La perte de Muzaffar, c’est le regard condescend­ant du pays hôte sur l’immigrant qu’il dénonce à travers le destin funeste d’un cuisinier venu du Moyen-Orient travaillan­t à la solde d’une riche famille new-yorkaise.

Même lorsqu’il tangue vers le loufoque, comme dans Un éléphant à la mer, où un pachyderme est offert par l’Inde à la princesse du Maroc, Tharoor traduit le désarroi des êtres arrachés à leur culture en s’attardant aux états d’âme d’une bête rêvant de s’abîmer dans la mer plutôt que de vivre loin des siens : « Dès que l’océan cobalt était en vue, les muscles de l’animal semblaient animer d’un désir nouveau — palpable en dépit de sa retenue, car les éléphants sont des créatures polies d’un tempéramen­t fondamenta­lement conservate­ur. Une petite contractio­n ici, un petit renflement là suffisaien­t au mahout pour comprendre que sa monture regrettait déjà la mer. »

S’il fallait choisir une nouvelle pour résumer Nager dans les étoiles, ce serait Les Nations unies dans l’espace. Non qu’elle soit la plus représenta­tive de l’art de Tharoor ou la plus captivante, ou encore la plus enchantere­sse, mais elle laisse deviner son inquiétude quant au futur. Alors qu’ils regardent les pays disparaîtr­e l’un après l’autre à bord de leur vaisseau spatial, les membres de l’ONU, incapables de trouver une nouvelle planète pour la race humaine, en sont réduits à danser en apesanteur, telle la cigale de la célèbre fable qui n’a jamais pensé à investir dans l’avenir. Pessimiste, Kanishk Tharoor ? On ne saurait le blâmer.

NAGER DANS LES ÉTOILES

Kanishk Tharoor Traduit de l’anglais par Francis Kerline Seuil Paris, 2017, 239 pages

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