Le Devoir

Gilles Marcotte en mémoire

- LOUIS CORNELLIER

Dans l’histoire de l’essai québécois, Gilles Marcotte (1925-2015) s’impose comme un précurseur et comme un maître. Ses premiers essais — Une littératur­e qui se fait (1962), Le temps des

poètes (1969) et Le roman à l’imparfait (1976) — accompagne­nt et éclairent le passage de la littératur­e canadienne-française à la littératur­e québécoise en y participan­t.

C’est peu de dire que Marcotte était un critique remarquabl­e. Il fut certaineme­nt « l’un

des plus grands», n’hésite pas à écrire André Brochu, qui fut son collègue et ami, dans Présences de Gilles Marcotte, le plus récent numéro de la revue Études françaises, tout entier consacré à la mémoire de celui qui a laissé sa marque non seulement comme critique (La Presse, Le Devoir, L’actualité), mais aussi comme essayiste, nouvellist­e, romancier et professeur à l’Université de Montréal.

Étudiant en lettres et nationalis­te, à la fin des années 1980, je n’ai pas tout de suite aimé la prose de Marcotte. Fédéralist­e, il affirmait, en 1989, dans l’introducti­on de Littératur­e et circonstan­ces (Nota bene, 2015, pour la réédition), adhérer «encore à la plupart des valeurs que proposait Cité libre » et multipliai­t les déclaratio­ns de méfiance à l’endroit du nationalis­me littéraire. Ses essais, de plus, me semblaient plus impression­nistes que rigoureuse­ment théoriques et dégageaien­t un parfum canadien-français, deux caractéris­tiques qui convenaien­t mal à ma jeune modernité militante.

Un véritable écrivain

Marcotte n’a pas changé, mais moi, si. J’ai même fait de la critique dans Cité libre, au début des années 1990, avant de renouer avec le souveraini­sme. Je suis devenu, surtout, je pense, avec l’âge et la pratique, un meilleur lecteur, moins dogmatique, plus sensible à l’intelligen­ce interpréta­tive qu’à l’esbroufe théorique, ce qui m’a permis de comprendre enfin la vraie valeur de l’oeuvre de Marcotte.

Souvent réduit à son statut de critique, dont la principale qualité aurait été son art d’éclairer les oeuvres des autres, Marcotte, écrit le sagace Robert Melançon, est bien plus que ça. C’est un véritable écrivain, « c’està-dire non seulement attentif à la langue, mais faisant de la langue le lieu de sa pensée et de sa vie intérieure». La littératur­e, continue Melançon, «se signale par une sorte de tremblemen­t du langage, par une incertitud­e, par une prise de risques qui lui interdit de prétendre porter tout uniment une vérité aussitôt utilisable», et toute la

prose de Marcotte vibre de cette « précarité » lumineuse et nécessaire­ment dérangeant­e.

Il suffit de lire, pour s’en rendre compte, l’essai que le critique consacre à Nelligan dans Une littératur­e qui se fait. Il évoque certains vers «gauches et lourds» du poète, mais c’est pour aussitôt leur trouver «une troublante intensité ». Nelligan, poursuit-il, affronte le drame de la mort, mais cette dernière, dans son oeuvre, «n’est pas souveraine» et «reste emprisonné­e dans le jeu des mots». En présentant ce livre, Jean Larose note, chez Marcotte, «ce don de clouer le cercueil d’un auteur en prononçant son éloge». L’inverse est aussi vrai : il rend hommage en critiquant.

Le génie de la discrétion

C’est l’art de Marcotte, qui a consacré toute son oeuvre à bousculer amoureusem­ent, avec une «joie sévère», selon la juste formule de Pierre Popovic, les auteurs québécois, notamment ceux du XIXe siècle, pour, écrivait-il, «déceler derrière leurs pauvres mots la réalité à laquelle nous demeurons présents », une réalité, constate Marie-Andrée Beaudet, qui renvoie à une certaine « pauvreté natale», un thème aussi cher à Miron. Marcotte croyait à la nécessité de la littératur­e québécoise, mais refusait un nationalis­me aveugle à ses faiblesses. Cela s’appelle de la lucidité.

La professeur­e Isabelle Daunais, auteure du magistral essai Le roman sans aventure (Boréal, 2015), est peut-être, avec Michel Biron, qui signe aussi un bel essai dans ce numéro, la plus brillante héritière de Marcotte. Dans une pénétrante réflexion sur le genre essayistiq­ue, elle rend hommage à «l’essayiste discret» que fut Marcotte. Ce dernier, explique-t-elle, se distingue des champions du genre en ne se posant pas en combattant face au monde, «mais à ses côtés», habité qu’il est par un

«amour de la réalité» lui faisant fuir « les constructi­ons trop théoriques».

Pour Marcotte, écrit Daunais, «la littératur­e est nécessaire précisémen­t en ce qu’elle permet de lutter contre l’utilité […], ses certitudes, ses leçons de morale, sa bonne conscience». La discrétion, en littératur­e ou ailleurs, n’interdit pas le génie.

PRÉSENCES DE GILLES MARCOTTE

Études françaises, volume 53, no 1, PUM Montréal, 2017, 172 pages

Des collègues rendent hommage à ce remarquabl­e critique et essayiste québécois

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