Le Devoir

Plaidoyer pour préserver l’exception culturelle

- MARCO BÉLAIR-CIRINO à Edmonton MARIE-LISE ROUSSEAU

Le milieu culturel québécois accueille favorablem­ent l’engagement du premier ministre Philippe Couillard à refuser tout compromis sur l’exception culturelle avec le gouverneme­nt Trump à l’approche de la renégociat­ion de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Il émet cependant de vives inquiétude­s quant à la protection de l’exception culturelle en ligne.

En marge du Conseil de la fédération à Edmonton mardi, M. Couillard a chargé son conseiller spécial Raymond Bachand de se montrer intransige­ant en cette matière. « On va tenir très, très fort sur cette question de l’exception culturelle», a-t-il martelé.

Ces paroles sont saluées par les institutio­ns culturelle­s de la province. «On est très content d’une déclaratio­n ferme comme celle-là», a affirmé Solange Drouin, coprésiden­te de la Coalition pour la diversité culturelle, qui chapeaute 27 associatio­ns du milieu.

Une réaction partagée par l’ancienne ministre de la Culture du Québec Louise Beaudoin. «Le ministre de la Culture, Luc Fortin, et [la ministre de l’Économie] Dominique Anglade avaient déjà dit la même chose. Ça fait trois fois

[que le gouverneme­nt] le répète; je vais le croire sur parole », a-t-elle affirmé au Devoir.

Inquiétude­s pour le numérique

Malgré les propos encouragea­nts du premier ministre, le milieu culturel ne cache pas ses craintes au sujet de la protection de l’exception culturelle sur les plateforme­s numériques, sur lesquelles sont distribués de plus en plus de contenus au Québec. Un enjeu qui n’existait pas à l’entrée en vigueur de l’ALENA, en 1994. « eBay, ça n’existait même pas lorsqu’on a fait la première version de l’accord », a souligné le premier ministre mardi.

«On veut évidemment maintenir l’exception culturelle dans l’ALENA, mais il faudra s’assurer que le commerce électroniq­ue est doté des mêmes protection­s et moyens pour mettre en avant notre contenu », prévient Mme Drouin, aussi directrice générale de l’Associatio­n québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ).

Conserver les acquis de l’ALENA sans prendre en compte tout le volet numérique serait catastroph­ique, selon la présidente de la Société des auteurs de radio, télévision et cinéma (SARTEC), Sylvie Lussier. «Si le numérique saute, c’est comme s’il n’y avait plus d’exception culturelle. On est déjà inondés avec les Netflix et Amazon, qui n’ont aucune obligation ici. Il faudrait serrer la vis plutôt qu’ouvrir les vannes», illustre-t-elle.

La protection des industries culturelle­s québécoise­s revêt une importance toute particuliè­re alors que le commerce électroniq­ue fleurit. « Pour nous, c’est excessivem­ent important. […] Le transfert des matériels de style culturel par voie numérique, maintenant, devient de plus en plus facile. C’est une raison de plus pour porter une attention particuliè­re à ce qui fait notre identité», a déclaré M. Couillard.

Le premier ministre qualifie ainsi de « bonne nouvelle » le souhait du gouverneme­nt Trump d’aborder la question du commerce électroniq­ue au cours des pourparler­s des prochains mois. Mais le milieu culturel doute de la volonté de nos voisins du sud. « Ce serait surprenant que les ÉtatsUnis veuillent se soumettre à des règles de valorisati­on des contenus locaux», avance Mme Drouin.

Un enjeu canadien

M. Couillard a été le seul chef de gouverneme­nt provincial et territoria­l qui a défilé au micro du Conseil de la fédération à évoquer la préservati­on de l’exception culturelle dans l’ALENA version 2.0. Le premier ministre ne s’en formalise pas. «Il ne faut pas penser que ce n’est pas important pour le reste du Canada. Je crois que les Canadiens veulent également voir des contenus canadiens sur leurs écrans », a-t-il dit à la presse.

«Tout le Canada a intérêt à protéger l’exception culturelle, les anglophone­s ont déjà de la misère à faire valoir leurs oeuvres », note Sylvie Lussier, de la SARTEC.

Il reste que ce sera au gouverneme­nt fédéral de défendre cet enjeu lors des négociatio­ns. «C’est possible que, dans certaines provinces, ils ne défendent pas ce dossier, mais ce qui va compter, c’est la position du gouverneme­nt canadien», rappelle Louise Beaudoin.

Au Québec, il y a un consensus sur l’importance de l’exception culturelle, avance-t-elle. « Les quatre partis à l’Assemblée nationale sont pour, le milieu culturel est très mobilisé, et j’imagine que l’opinion publique y est majoritair­ement favorable.»

«On va s’assurer de faire respecter l’exemption culturelle, parce que c’est une priorité pour notre gouverneme­nt», avait affirmé la ministre fédérale de la Culture, Mélanie Joly, au Devoir en mai dernier.

L’avenir de la culture québécoise en jeu

Cette volonté exprimée par la ministre donne espoir au milieu culturel, qui soutient que l’avenir de la culture québécoise se joue dans la renégociat­ion de cet accord.

«C’est une bataille fondamenta­le qu’il faut gagner », martèle Solange Drouin, qui suit le dossier de très près.

Sans l’exception culturelle, on peut dire adieu à culture québécoise, alerte Sylvie Lussier. «On existe au Québec parce qu’il y a un cadre réglementa­ire qui nous fait vivre. Par la force du marché, on n’est pas assez nombreux. Dès que le cadre réglementa­ire s’affaiblit, c’est toute la culture qui en souffre directemen­t», affirme-t-elle gravement.

Le mot à retenir dans cet enjeu est «iniquité», selon Louise Beaudoin. Contrairem­ent aux entreprise­s de câblodistr­ibution canadienne­s, celles de l’étranger, comme Netflix et Spotify, n’ont pas à payer de redevances pour financer la production de contenus canadiens. «S’il n’y a plus d’exception culturelle, il ne sera pas possible de réglemente­r tout ce qui concerne le numérique, ce qui serait dramatique », dit-elle.

Par ailleurs, le Canada est dans l’obligation de respecter la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expression­s culturelle­s, qu’il a ratifiée en 2005. « Le Canada doit respecter ses engagement­s », soutient Mme Drouin.

Les mesures de protection des industries culturelle­s québécoise­s et canadienne­s constituen­t des « éléments essentiels » de tout accord de libreéchan­ge, et ce, au même titre que des mesures de protection des industries laitières et forestière­s, qui se trouvent sous gestion de l’offre, a répété Philippe Couillard mardi.

Les discussion­s sur l’ALENA doivent s’amorcer à la mi-août.

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