Bienvenue aux dames
L’humour, un boys’ club ou pas ?
Pour son 35e anniversaire, le Festival Juste pour rire souhaitait célébrer l’ADN de l’humour en présentant sept galas thématiques (Juste absurde, Juste stand-up, Juste personnages, etc.). Ayant suscité un tollé dans le milieu de l’humour, l’un d’eux a été annulé peu après qu’on l’eut annoncé en décembre dernier : le gala Juste féminin. Refusant d’être ghettoïsées et de voir leur humour relégué en thématique, les femmes ont eu gain de cause.
Cette polémique ramenait une fois de plus sur le tapis que l’humour demeure un boys’ club. Vous remarquerez d’ailleurs que, parmi les six galas, un seul, le gala Juste sketchs, est animé par des femmes, Léane Labrèche-Dor et Virginie Fortin… qui doivent partager le haut de l’affiche avec Antoine Vézina.
«C’est un boys’ club, mais moins que ce l’était. Dans la nouvelle génération, les humoristes qui ont bien du succès, ce sont les femmes. La top qui est sortie ces dernières années, c’est Amy Schumer. Je suis un des propriétaires du Bordel Comédie Club ; aux soirées open mic, il y a autant de filles que de gars. À l’École de l’humour, il y a plus de filles que de gars qui auditionnent. Je ne sais pas pourquoi plus de filles que de gars abandonnent, il y a quelque chose de mâle là-dedans», avançait Mike Ward, en juillet 2016, après qu’on lui a fait remarquer la présence d’une seule femme dans son Nasty Show.
Une semaine plus tôt, à quelques jours de présenter Merci Manda, La Poune, Dodo, Denise, Clémence et tant d’autres !, Francine Lareau confiait que des diplômées de l’École nationale de l’humour lui avaient suggéré
d’aller y parler des pionnières de l’humour, puisque aucun
professeur ne le faisait : « Les jeunes femmes humoristes ne considèrent pas que l’humour soit un boys’ club, mais moi, je considère que ce l’est encore. Encore cette année, il n’y a pas une femme qui anime toute seule un gala. »
Une industrie sexiste
«Ce qu’on vit au Québec, c’est un débat universel, explique Christelle Paré, postdoctorante au Centre for Comedy Studies Research (Brunel University, Londres). Ce que Mike Ward dit à propos d’Amy Schumer, on pourrait le dire à propos de Mariana Mazza, de Katherine Levac et de Virginie Fortin. En Angleterre, c’est la même chose. Les chercheurs en humour que je rencontre me disent que les gros stades de soccer, ce sont les femmes qui les remplissent. »
«Le sexisme est encore à l’intérieur de l’industrie, mais il n’est plus ce qu’il était, poursuit Mme Paré. C’est partout comme ça. Et partout, on note que la nouvelle génération de gestionnaires, gérants, agents, producteurs, a une plus grande ouverture d’esprit… c’est juste qu’il y a encore du travail à faire auprès du public en premier lieu.»
De fait, plusieurs gestionnaires
croient encore que les hommes vendent plus de billets que les femmes. À talent égal, ils miseront donc sur l’humoriste masculin pour des raisons strictement économiques, croyant que le public réclame des humoristes masculins.
Louise Richer, directrice de l’École nationale de l’humour, fait remarquer quelques comportements récurrents: « Combien d’humoristes filles témoignent qu’il y a des filles qui leur disent qu’elles ne trouvent pas les filles drôles. Un commentaire qu’elles entendent souvent: “T’es bonne pour une fille!” Je pense que, quelque part, c’est une couleur d’expression à conquérir. Sans vouloir faire de la psychologie à cinq cents, dans les sites de rencontres, les filles cherchent des gars qui ont de l’humour, mais pas le contraire. Pour les gars, c’est une arme de séduction massive, mais pas pour les filles.»
Et Dieu créa Amy
Outre les préjugés entretenus à propos des femmes en humour, ce qui freine parfois celles-ci, c’est l’industrie ellemême, qui évolue lentement mais sûrement, et le parcours classique à suivre entre la sortie de l’École et le premier one(wo)man show.
«Les bars, c’est la place pour continuer à apprendre son métier, mais c’est un corridor étroit. Les filles mouraient au combat, elles n’étaient pas capables de traverser cette étapelà. La maternité n’est pas un élément à négliger, parce que c’est quoi, être humoriste ? C’est partir en tournée, faire 150 shows par année», explique Louise Richer.
« S’il n’y a pas beaucoup de filles en humour, c’est que l’industrie n’est pas “famille friendly”, tranche Christelle Paré. Les filles, surtout celles de la nouvelle génération, essaient d’y trouver une solution, parce qu’elles n’ont pas vraiment eu de modèles — Lise Dion a eu ses enfants avant de faire carrière, d’autres n’en ont pas eu. »
Heureusement, il y a Amy Schumer qui bouscule tout, tant par sa personnalité que par son talent: «Amy Schumer vient donner des munitions à ces filleslà. Elle est un superbe exemple d’authenticité qui est en train de tout ramasser, qui n’a peur de rien», croit Christelle Paré.
«Elle incarne un modèle de féminisme aussi, elle n’a pas peur d’aborder ces sujets-là; et parler de féminisme, c’est risqué. Il y a quand même quelques filles qui ont choisi d’être vulgaires, de suivre le modèle des gars pour percer. Or, il y a plein d’autres façons de faire de l’humour», rappelle Julie Dufort, doctorante en science politique et professeure à l’École nationale de l’humour.
«Mais c’est une Amy Schumer pour combien ? » demande alors Louise Richer. Christelle Paré se montre rassurante et optimiste : «Il y a énormément de femmes extraordinaires en standup qui ont atteint le niveau d’Amy. Le pouvoir et la grande prestance qu’elle a auprès du public en feront l’une de ces grandes personnes américaines qui auront servi de modèles. »