Le Devoir

« Je ne pense pas que le Canada s’en va à l’abattoir »

Ottawa pourrait devoir faire des concession­s, estime un expert, mais lesquelles ?

- KARL RETTINO-PARAZELLI

Même si la liste des demandes américaine­s dévoilées lundi en vue de la renégociat­ion de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) ratisse large, elle ne reprend pas le ton belliqueux adopté par le président Donald Trump au cours des derniers mois, s’entendent les analystes. Tout est en place pour une négociatio­n qui s’annonce longue et qui pourrait forcer le Canada à faire de douloureus­es concession­s.

«Le ton est meilleur que ce que j’imaginais. Il semble y avoir une vraie volonté de moderniser l’ALENA», souligne d’entrée de jeu le professeur en droit internatio­nal économique à l’Université Laval Richard Ouellet.

Il remarque que la liste soumise par le représenta­nt américain au Commerce, Robert Lighthizer, ne contient pas de grandes surprises. Les Américains ont adopté des positions «assez dures» dans plusieurs dossiers, dit-il, mais les représenta­nts canadiens auront l’occasion de répliquer à la table de négociatio­n.

«Je ne pense pas que le Canada s’en va à l’abattoir », lance-t-il.

Conserver les acquis

Le professeur Ouellet rappelle qu’en signant l’ALENA, qui est entré en vigueur en 1994, le Canada était parvenu à faire trois gains particuliè­rement importants: conserver la protection de l’exception culturelle, inclure le chapitre XIX sur le règlement des différends et garder la gestion de l’offre intacte.

Mais avec la quantité de dossiers que souhaitent maintenant éplucher les négociateu­rs américains, le Canada se trouvera sans doute contraint de faire des concession­s. «Il y a probableme­nt un dossier dans le lot qu’on va devoir laisser aller », juge-t-il.

Pour ce qui est de la gestion de l’offre, le gouverneme­nt Trudeau pourra « sauver la face», croit-il, ce qui n’exclut pas une nouvelle brèche. «Ottawa va sûrement faire ce qu’il a accepté de faire dans l’accord entre le Canada et l’Union européenne et le Partenaria­t transpacif­ique [PTP], c’est-à-dire consentir de nouveaux quotas d’entrée», prédit le professeur.

L’Accord économique et commercial global (AECG) prévoit l’entrée sur le marché canadien de 17 700 tonnes additionne­lles de fromages européens par année, tandis que le PTP, qui est tombé à l’eau avec le retrait des États-Unis, avait ouvert une partie du marché canadien aux producteur­s étrangers de lait, d’oeufs et de volaille. Il se pourrait donc que cette dernière brèche, jamais exploitée, serve de monnaie d’échange au gouverneme­nt Trudeau.

«Je suis convaincu que ça fait partie des options envisagées », glisse M. Ouellet.

Producteur­s sur leurs gardes

Mardi, les premiers ministres du Québec et du Canada ont répété qu’ils défendront la gestion de l’offre.

«C’est extrêmemen­t important pour nous, pour les consommate­urs canadiens, pour l’industrie laitière et l’industrie agricole à travers le

pays. C’est un système qui fonctionne très bien», a déclaré le premier ministre Justin Trudeau lors d’une visite en Gaspésie alors qu’en Alberta le premier ministre Philippe Couillard tenait des propos semblables.

L’Union des producteur­s agricoles (UPA) se réjouit de cette unanimité, mais elle demeure malgré tout sur ses gardes, conservant un souvenir amer des négociatio­ns de l’AECG et du PTP.

«Dans les deux cas, le gouverneme­nt conservate­ur nous disait qu’il n’avait fait aucune concession dans les secteurs sous gestion de l’offre, et dans les deux cas nous avons eu des surprises quand les documents ont été rendus publics», explique le porte-parole de l’UPA, Patrice Juneau.

«La position du gouverneme­nt [fédéral] est claire, renchérit le président des Producteur­s de lait du Québec, Bruno Letendre, qui participai­t mardi à Edmonton à l’assemblée générale annuelle des Producteur­s laitiers du Canada. Mais il reste que c’est une négociatio­n, on ne se leurre pas.»

Encadrer le commerce électroniq­ue

Parmi les demandes formulées par les Américains, celle qui concerne le commerce électroniq­ue pourrait également faire des flammèches. Les États-Unis veulent hausser considérab­lement le montant au-delà duquel les Canadiens magasinant en ligne doivent payer une taxe à l’importatio­n, ce qui pourrait plaire aux consommate­urs, mais enrager certains commerçant­s locaux.

La Fédération canadienne de l’entreprise indépendan­te, qui représente les PME du pays, croit qu’une plus grande libéralisa­tion des échanges en ligne ne serait pas nécessaire­ment désastreus­e, à condition que les règles du jeu

soient respectées par tous.

Le directeur des affaires économique­s de la fédération, Simon Gaudreault, note par exemple que la perception des taxes n’est pas faite adéquateme­nt sur toutes les transactio­ns en ligne. «Ça va prendre des garanties pour garder tout le monde sur un même pied d’égalité», dit-il.

La concurrenc­e de grands joueurs américains comme Amazon est et demeurera très forte, admet-il, mais la partie n’est pas perdue. « J’imagine qu’il va y avoir des commerçant­s québécois, y compris sur Internet, qui vont réussir à trouver des niches et des avantages comparatif­s pour se démarquer aux États-Unis. »

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