Comme un appel à la majorité silencieuse
Le racisme doit concerner ceux et celles qui n’en souffrent pas, dit Dany Laferrière
La révision du Dictionnaire de l’Académie française, ça ne va pas très vite. Vite, avec un V, cette lettre qui délimite depuis plusieurs années les mots sur lesquels les immortels débattent, palabrent, s’obstinent, à raison d’une heure et demie par semaine. « Quand je suis entrée à l’Académie [c’était en 2013], on était déjà sur le V », dit le romancier Dany Laferrière, rencontré jeudi dans un bistrot de Montréal où il est de retour cet été, pour promouvoir entre autres la 15e édition des Correspondances d’Eastman, festival littéraire qui va se tenir du 10 au 13 août prochain. «Et la chose pourrait durer encore longtemps. »
L’institution est un peu hors du temps, quasiment sans temps. Ce sont ses habitudes, en somme, ses valeurs, mot sur lequel les académiciens se sont forcément penchés, sans être insensibles d’ailleurs à ce qu’il raconte de nouveau sur notre temps, avoue l’auteur de Mythologie américaine (Grasset) et de Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo (Mémoire d’encrier) et membre de la Commission du dictionnaire de l’Académie.
«“Valeur”, c’est un mot considéré comme de droite, dit-il. Il est utilisé par des gens qui s’accrochent à une donnée de qualité, à quelque chose qui doit rester intact. On fait beaucoup de choses au nom des valeurs, on justifie le repli sur soi, on essaie même d’effacer l’histoire en oubliant que les valeurs changent.»
Prôner ses valeurs, c’est réclamer que rien ne bouge, c’est se porter à la défense de coutumes. Celles qui font le vivre-ensemble, tout comme celles qui ont condamné par référendum, au début de la semaine, l’ouverture d’un cimetière privé à l’usage de la communauté musulmane de Québec à Saint-Apollinaire ?
La question peut être posée, mais pas à Dany Laferrière, qui refuse avec
Prôner ses valeurs, c’est réclamer que rien ne bouge, c’est se porter à la défense de coutumes
son élégance et son éloquence habituelles d’y répondre. «Je ne parle pas politique. Jamais. Pas de racisme. Pas d’intolérance. Pas d’identité. Parce que je ne peux pas être à la fois la maladie et le remède. J’ai remarqué que les écrivains qui viennent de minorités sont occupés à 80% par des choses qui les concernent négativement. Moi, je ne veux pas réduire ma vie à ce tunnel.»
Et il ajoute: « Pour extirper le racisme dans une société ou dans une ville, il faut interpeller surtout ceux qui n’en souffrent pas, pas les ostracisés. C’est comme pour les tremblements de terre, il faut aller chercher des forces neuves pour s’en sortir, des gens qui n’en sont pas victimes pour aider ceux qui en souffrent et à qui cela pose problème.»
Les mots
Le commentaire sur l’actualité et sur la majorité silencieuse qu’il serait désormais temps d’entendre n’ira pas plus loin, parce que, dit le romancier, «les grands débats viennent de l’intimité, plutôt que des sujets du jour». Le racisme, l’intolérance, qui s’installent sournoisement dans notre temps, sont des choses « si puissantes
que ça mérite l’écriture d’un, deux, trois, quatre, cinq livres… pas une conversation ».
Écrire des livres pour parler identité, d’intégration, de différences, Dany Laferrière dit avoir fait tout ça avec son premier roman écrit en 1985, en se fatiguant, puis avec Le cri des oiseaux fous, Éroshima, L’odeur du café… Justifiant ainsi sa volonté de ne pas en dire plus. Lire des livres pour ne pas laisser «l’amertume le gagner », il le fait depuis toujours, dit le romancier pour rappeler subtilement l’importance des lettres dans le combat contre certaines peurs.
« Quand on lit un livre, on l’ajoute à notre vie. On ouvre nos horizons », dit-il en prenant soudainement conscience de « répondre à [notre] question sur l’intolérance». «Le livre amène la nuance. Il faut aimer des gens que l’on n’aimerait pas dans la vie. Prenez le Maigret de Simenon. C’est un personnage sinistre. Il a toujours un manteau gris, dans un décor gris. Il mange du hareng. Et pourtant, il est magnifique. On veut être l’ami de Maigret. »
Les mots, dit-il, « contiennent le roman de la vie », et c’est avec eux, bien plus qu’avec le commentaire hasardeux que commandent la pression médiatique et l’urgence d’exister dans certains univers, qu’il préfère se perdre et surtout se trouver.
«Je suis devenu écrivain pour donner du sens au temps et le pouvoir aux mots», résume l’académicien qui reconnaît qu’aujourd’hui, tout va trop vite, parce que les gens le veulent bien. «Moi, je ne veux pas.» Il se plaît dans le monde des lettres, mais affirme tout de suite, pour contrebalancer l’affirmation, que la littérature, «il n’y a pas que ça dans la vie». Lire et le dire, c’est bien, mais pour lui, cela ne doit pas culpabiliser ceux et celles qui ne le font pas.
«Il y a des gens qui ne savent pas lire et qui sont bien plus généreux que ceux qui savent lire », dit-il, évoquant un père analphabète capable d’offrir des livres à ses enfants, rappelant qu’on lit pour 1000 raisons, sans qu’il y en ait une meilleure que d’autres, et que les nuances induites par les mots viennent surtout « enrichir le coeur». Séduire et chercher à émouvoir par les mots: l’homme, après trente-deux ans d’une carrière qui l’ont amené du carré Saint-Louis au quai de Conti, à l’Institut de France, siège de l’Académie, sait faire.
Habile, pour déjouer les questions sur l’actualité, il dira: «Je n’ai pas de point de vue, c’est pour ça que je suis devenu écrivain. J’ai tous les points de vue.» Des points de vue multiples, dont quelques-uns, quand on essaye de lire entre ses lignes de défense ou de résistance bien louable, méritent forcément d’être un peu plus écoutés que d’autres.