Le Devoir

Resserrer les mailles du filet social

Des personnes souffrant de maladies mentales évitent la rue grâce à un projet-pilote à Québec

- ISABELLE PORTER à Québec

Au Québec, on estime qu’environ 10 % des gens ayant accès à un logement social finissent par se faire expulser, aboutissen­t dans la rue et voient leurs problèmes se détériorer. Véritable zone grise, leur réalité est au coeur d’un nouveau projet-pilote qui suscite beaucoup d’espoir.

«Notre but, c’est de sortir les gens de la rue, pas de les y envoyer», résume Mario Bousquet du programme Clés en main, de l’organisme PECH, qui vient en aide aux personnes avec des problèmes de santé mentale.

Considérée­s comme des cas à problème, ces personnes comptent pour 10% des détenteurs de logements sociaux, mais mobilisent 90% des énergies du personnel des services sociaux. Trop souvent sans succès, jusqu’à l’expulsion.

Pour mieux comprendre leur réalité, Clés en main a suivi pendant plusieurs mois vingt personnes qui avaient épuisé les seuils de tolérance des propriétai­res et des voisins et étaient sur le point de perdre leur appartemen­t.

Un homme sourd avec de sérieux problèmes à communique­r ne payait pas son loyer, un orphelin de Duplessis dérangeait ses voisins lorsqu’il buvait trop, une dame souffrant du syndrome de Diogène laissait l’état de son appartemen­t se dégrader.

Dernier recours

Derrière ces histoires, l’équipe de Clés en main a découvert des besoins complexes que le filet social ne parvenait pas à soutenir.

«Il y a des gens qui n’avaient plus accès aux services. On les avait oubliés ou ils étaient sur des listes d’attente », explique Mario Bousquet.

«Dans un cas, la personne n’avait plus de diagnostic de santé mentale, alors que ça prend un diagnostic pour avoir des services. Le problème, c’est que pour avoir un diagnostic il faut voir un psychiatre, mais souvent le psychiatre n’est pas disponible avant six mois. Et en six mois, tu as le temps de perdre ton logement. »

Or, le logement social est habituelle­ment un dernier recours, alors, quand on le perd, les op-

tions sont nulles. Une expulsion a des conséquenc­es à long terme, explique Geoffrey Lain, lui aussi de Clés en main, puisqu’après une expulsion les gens doivent attendre cinq ans avant de faire une nouvelle demande de logement social, sans compter les deux ans moyens d’attente avant d’en obtenir un.

Un appui de la coroner

Clés en main a donc créé un poste d’accompagna­teur de maintien en logement (AML). « Son rôle est de cibler ses besoins, de comprendre pourquoi, soudaineme­nt, il n’est plus adéquat dans son logement. Est-ce qu’il y a eu un décès dans la famille? Il a recommencé à consommer?»

L’accompagna­teur joue en outre un rôle « tampon » en attendant que la personne accède à d’autres services.

À défaut de cela, les situations dérapent, explique Geoffroy Lain. «Le système est très bien

dit-il. Mais pour les autres, pour 90% des gens», il est trop rigide. «Ça prend une équipe flexible. On ne peut pas travailler du lundi au vendredi de 9 h à 17 h. Il faut travailler des fois les fins de semaine, le soir, le matin. Le réseau n’est pas aussi souple que ça », ajoute M. Bousquet.

Prochaine étape

Le projet-pilote vise aussi à contrer le travail en silo. Dès lors, ces derniers mois, des représenta­nts du réseau (infirmiers, travailleu­rs sociaux, etc.) se réunissaie­nt régulièrem­ent pour échanger de l’informatio­n sur les vingt cas et dégager des pistes de solution.

Au terme de l’exercice, personne n’a été expulsé, cinq personnes ont été réintégrée­s au système de santé, trois ont reçu un diagnostic, cinq ont évité de nouveaux démêlés judiciaire­s, etc.

Depuis, Clés en main reçoit de plus en plus de demandes d’accompagne­ment. L’équipe veut donc passer à une prochaine étape et créer une équipe de quatre accompagna­teurs pour répondre à l’ensemble des besoins.

Mario Bousquet pense même qu’un tel service pourrait réduire les risques de drames comme le meurtre commis à la coopérativ­e L’Étal en 2015. Un touriste français, Joachim Aracil, avait alors été poignardé à mort par un homme en pleine psychose. « On aurait pu le reconnecte­r avant qu’il pète sa coche », affirme-t-il.

Dans son rapport sur le décès de M. Aracil, la coroner Andrée Kronström a fait la même suggestion en juin. L’initiative de Clés en main, écrit-elle, «est porteuse et pourra alors créer un filet de sécurité additionne­l pour aider les personnes éprouvant un problème de santé mentale et, conséquemm­ent, tenter de diminuer la survenance d’agressions mortelles comme celle dont a été victime M. Aracil».

Elle recommande en outre à l’organisme Programme d’encadremen­t clinique d’hébergemen­t (PECH) « de créer des équipes d’accompagna­teurs de maintien en logement pour tous les intervenan­ts offrant des unités d’habitation aux personnes atteintes de problèmes de santé mentale à Québec ».

Clés en main a fait une demande de financemen­t de 240 000$ sur trois ans au Centre intégré de santé et de services sociaux (CIUSSS). Au CIUSSS, on indique que la demande est toujours à l’étude. À cet égard, M. Bousquet plaide que cela coûtera beaucoup moins cher que de venir en aide plus tard à des personnes qui sont passées par la rue. Dans le cadre du projet-pilote, l’accompagne­ment d’une personne coûterait 8500$ par an, alors que le programme fédéral pour réintégrer en logement des personnes ayant vécu l’itinérance nécessite plutôt 40 000$ par an.

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