Le Devoir

Une légende vivante débarque au Québec. Premier d’une série de textes de Christian Rioux.

- CHRISTIAN RIOUX

C’était il y a 50 ans à peine. Le 23 juillet 1967, le général de Gaulle débarquait à l’Anse-au-Foulon pour une visite de trois jours qui allait changer la face du Québec. Entre Paris et Montréal, Le Devoir retrace la genèse de ce moment aujourd’hui inscrit dans tous les livres d’histoire. Premier article d’une série de trois.

L’homme qui débarque au Québec en 1967 est devenu un véritable symbole de la lutte anticoloni­ale «

Pour de Gaulle, les Québécois représente­nt un peuple de plus qui cherche son indépendan­ce. Et il ne va pas les décevoir. Tout cela est parfaiteme­nt préparé. L’historien Jean-Paul Bled

Ce matin-là, Jean-Paul Bled était à SaintMalo. On n’imagine pas un lieu plus symbolique pour apprendre que, la veille, le général de Gaulle a provoqué tout un branle-bas de combat diplomatiq­ue en lançant « Vive le Québec libre!» du haut du balcon de l’hôtel de ville de Montréal, le 24 juillet 1967. «En plus, c’était le jour de mon mariage! dit l’historien. Le moment resta gravé à jamais dans ma mémoire. »

Mais au fond, dit-il, ce geste n’avait rien de si étonnant. Il était dans le prolongeme­nt direct de ce qu’avait été le général de Gaulle depuis qu’il avait pris la direction de Londres et lancé l’appel du 18 juin 1940, devenant ainsi le symbole vivant de la Résistance française.

« On a oublié combien le nom du général de Gaulle a été depuis toujours associé à l’indépendan­ce nationale, dit JeanPaul Bled. Pendant la guerre, ses relations ont souvent été orageuses avec Churchill et surtout Roosevelt. Après la Libération, de Gaulle aurait pu se révéler un vieux colonisate­ur nostalgiqu­e, mais il sera tout le contraire. À la Libération, non seulement impose-t-il aux Américains une administra­tion française, mais dès ce moment il propose une politique d’émancipati­on des hommes qui va inévitable­ment le conduire à soutenir l’indépendan­ce des anciennes colonies. »

Champion des indépendan­ces

L’homme qui débarque au Québec en 1967 pour payer la dette de Louis XV n’est pas seulement le libérateur de la France. Il n’est pas seulement le président revenu au pouvoir en 1958 pour sortir le pays de la guerre d’Algérie. À cette date, il est devenu un véritable symbole de la lutte anticoloni­ale.

« La chronologi­e de ce voyage n’est pas fortuite, explique

Jean-Paul Bled. Le “Vive le Québec libre!” s’inscrit évidemment dans la renaissanc­e nationale du Québec. Mais il s’inscrit aussi dans une série d’événements internatio­naux qui lui donnent tout son sens. Dès qu’il aura tranché le noeud algérien, en 1961, de Gaulle s’engagera dans une politique de non-alignement qui en fera le champion des indépendan­ces nationales.»

À partir de 1958, les événements vont se précipiter. Avant même la fin de la guerre d’Algérie, la France se dote de l’arme nucléaire, ce qui assure son indépendan­ce militaire des États-Unis. En 1964, elle reconnaît la Chine populaire. La même année, de Gaulle enfreint la doctrine Monroe qui veut que, du nord au sud, l’Amérique demeure une chasse gardée des ÉtatsUnis. Le général fait un voyage triomphal en Amérique latine, où il est reçu et acclamé en «Libertador». Un an seulement avant de fouler le sol québécois, la France se retire du commandeme­nt intégré de l’OTAN sans pour autant condamner l’alliance atlantique. Mais ce que de Gaulle rejette, c’est la domination militaire américaine. La même année, il prononce son célèbre discours de Phnom Penh contre la guerre du Vietnam. Un mois avant d’arriver à Québec, il condamne l’attaque israélienn­e en Palestine. Toujours au nom de l’autodéterm­ination des peuples.

Pour Jean-Paul Bled, il n’y a aucun hasard dans le «Vive le Québec libre!». Ceux qui évoquent un vieil homme un peu sénile pris d’un soudain grain de folie n’ont rien compris à ce qui s’est passé alors.

« Pour moi, de Gaulle arrive au Québec dans la foulée de tous ces événements qui font de lui le héros insurpassé des indépendan­ces, dit Bled. Pour de Gaulle, les Québécois représente­nt un peuple de plus qui cherche son indépendan­ce. Et il ne va pas les décevoir. Tout cela est parfaiteme­nt préparé. Il a observé la renaissanc­e québécoise depuis 1960. Pour celui qui s’inscrit dans le temps long de l’Histoire, ce voyage offre de plus à la France une chance unique de payer la dette de Louis XV. »

Une dette à payer

Car, chez les de Gaulle, on n’a pas oublié cette époque. Fils d’un professeur d’histoire, de Gaulle baigne depuis toujours dans l’histoire de son pays. «C’est quelqu’un qui assume toute l’histoire de France, celle de la monarchie comme celle de la Révolution », dit le professeur d’histoire Gaël Nofri, aujourd’hui conseiller municipal de la Ville de Nice. La preuve: en 1913, lorsqu’à 23 ans il prononce une conférence sur le patriotism­e devant le 33e régiment d’infanterie, il l’illustre par les exemples de Jeanne d’Arc, Du Guesclin et… Montcalm! La fin du XIXe siècle a d’ailleurs été marquée par la publicatio­n de nombreux ouvrages sur le malheureux combattant des plaines d’Abraham.

On sait par le témoignage de son fils, Philippe, que de Gaulle avait lu Maria Chapdelain­e, le roman fétiche de Louis Hémon paru en 1921 qui raconte l’histoire malheureus­e de ce peuple poussé à l’exil après avoir été abandonné par la France. Nofri est convaincu que la vision qu’a de Gaulle du Canada est marquée par l’oeuvre de l’historien Jacques Bainville. Ce catholique monarchist­e, mais qui n’était guère nationalis­te, déplore que, «malgré une glorieuse résistance », la France n’ait plus manifesté d’intérêt pour le Canada après la Conquête. Avant de partir, le général confie d’ailleurs à son ministre Alain Peyrefitte que son voyage « est la dernière occasion de réparer la lâcheté de la France».

«C’est cette dette que veut payer de Gaulle, dit Nofri. Pour lui, c’est la France qui a fondé le Canada. C’est pourquoi d’ailleurs il ne saurait être question d’aller fêter le centenaire de la Confédérat­ion. Dans sa vision, les Québécois sont une branche de l’arbre français. C’est pourquoi il parle toujours des Français du Canada. Il n’y a là aucune volonté hégémoniqu­e. Seulement une vision de la France comme une civilisati­on qui s’inscrit dans le temps long de l’Histoire. Comme quelque chose qui a existé, qui existe et qui a vocation à exister.»

Un combat culturel

De Gaulle ne cache pas que son combat contre l’hégémonie américaine est aussi un combat culturel contre l’hégémonie anglo-saxonne. C’est le message qu’il a livré à Phnom Penh et à Mexico, dit Nofri. «Au Québec, il cible évidemment les AngloSaxon­s. Pour lui, c’est un combat de civilisati­on. Il perçoit déjà le danger de cette hégémonie angloaméri­caine et la menace qu’elle fait peser sur la culture et la langue. Et donc sur les libertés!»

Car la liberté pour de Gaulle, précise l’historien, n’est pas celle des existentia­listes ou de l’épanouisse­ment personnel. «C’est la liberté des Classiques. Celle qui est donnée à chacun pour remplir son devoir. Celui de donner sens à ce qu’il a été, à ce qu’il est et ce qu’il devrait être. C’est un combat pour la civilisati­on. »

Pour Gaël Nofri, le message que livre de Gaulle à Montréal, à Mexico et à Phnom Penh demeure éminemment moderne et actuel. «Certes, le monde a beaucoup changé depuis, dit-il. Mais ce qu’il dit de la nation et des rapports entre les nations est d’une extrême modernité à l’époque de la lutte contre la globalisat­ion.»

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ARCHIVES LE DEVOIR / BANQ La une du Devoir du 25 juillet 1967, au lendemain du discours du général de Gaulle
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ARCHIVES PC De Gaulle, le 24 juillet 1967, peu après son célèbre discours

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