Le Devoir

L’avenir de la diversité culturelle dans un ALENA renégocié

- IVAN BERNIER Professeur émérite à la Faculté de droit de l’Université Laval VÉRONIQUE GUÈVREMONT Professeur­e et titulaire de la Chaire UNESCO sur la diversité des expression­s culturelle­s de la Faculté de droit de l’Université Laval

Au moment où les États-Unis demandent au Canada de rouvrir l’ALENA sous prétexte qu’il bénéficie davantage au Canada qu’aux États-Unis, il convient de souligner que dans le domaine culturel, la situation est totalement inversée et que les États-Unis accaparent une grande partie du marché canadien. Or, non contents de cette position dominante, les États-Unis, avec les demandes qu’ils formulent présenteme­nt, espèrent s’imposer encore davantage sur ce marché. Ces demandes sont relativeme­nt nombreuses. Nous nous intéresson­s ici plus spécialeme­nt à celles qui concernent un secteur particuliè­rement névralgiqu­e, soit celui du commerce électroniq­ue. Il faut toutefois comprendre que les objectifs des États-Unis couvrent aussi d’autres secteurs, comme le commerce des services, l’investisse­ment, la propriété intellectu­elle et les entreprise­s d’État.

La libéralisa­tion du commerce électroniq­ue n’est pas un objectif nouveau pour les ÉtatsUnis. Pratiqueme­nt tous les accords de libreéchan­ge conclus par ces derniers durant la dernière décennie comportent un chapitre sur le commerce électroniq­ue. Le but explicitem­ent poursuivi dans la présente demande de renégociat­ion est d’«assurer un traitement non discrimina­toire des produits numériques transmis électroniq­uement et garantir que ces produits ne seront pas aux prises avec des mesures discrimina­toires basées sur la nationalit­é ou sur le territoire du pays de production». Aux termes des accords conclus précédemme­nt par les États-Unis, le «produit numérique désigne un programme informatiq­ue, un texte, une vidéo, une image, un enregistre­ment audio ou un autre produit à encodage numérique qui est produit pour la vente ou la distributi­on commercial­e et qui peut être transmis par voie électroniq­ue». Aussi bien dire que c’est l’ensemble de la production culturelle canadienne qui est visée. Si un tel objectif devait être atteint, le nouvel ALENA remettrait clairement en cause le droit du Canada d’adopter et de mettre en oeuvre « des mesures pour protéger et promouvoir la diversité des expression­s culturelle­s sur son territoire » tel qu’on le retrouve exprimé à l’article 5.2 de la Convention sur la diversité des expression­s culturelle­s.

L’avenir des industries culturelle­s

Dans un environnem­ent numérique qui s’impose de plus en plus dans les échanges internatio­naux de produits culturels, on peut donc s’interroger sérieuseme­nt sur l’avenir de nos industries culturelle­s dans des domaines comme ceux du cinéma, de la télévision, de la musique et du livre. Le danger est réel et il faut réfléchir dès maintenant à la façon de contrer une telle éventualit­é.

Rappelons que, dans la version actuelle de l’ALENA qui ne couvre pas le commerce électroniq­ue, il existe une exemption culturelle, c’est-à-dire une dispositio­n qui exclut l’ensemble de ces secteurs de la portée de l’accord en question, sujet cependant à un droit de représaill­es des États-Unis qui n’a toutefois jamais été utilisé. Il faut aussi rappeler qu’en matière de services culturels (par exemple les services de production, de distributi­on et de projection de films, ou encore d’émissions de télévision, ainsi que les services relatifs à la musique), le Canada n’avait pas pris d’engagement concernant l’ouverture de son marché au titre de l’ALENA. En d’autres mots, le Canada avait conservé son droit de soutenir, sans restrictio­n, ses industries culturelle­s, ses artistes et ses profession­nels de la culture, notamment par le biais de mesures de financemen­t de ses entreprise­s, d’exemptions fiscales ou de quotas de production et de diffusion de contenus nationaux dans les domaines de la télévision et de la radio.

La fin de l’exemption culturelle?

Néanmoins, il ne suffit pas de chercher à préserver les mesures de protection déjà contenues dans l’ALENA. Le Canada pourrait vouloir mettre en place de nouvelles mesures propres au contexte numérique, comme la fixation d’exigence de contenus locaux, ou encore de nouveaux modes de financemen­t de la production culturelle axés sur des contributi­ons de fournisseu­rs de services en ligne. Ce sont là des politiques qui sont sérieuseme­nt envisagées par les pays membres de l’Union européenne qui souhaitent par exemple imposer aux fournisseu­rs de services audiovisue­ls numériques opérant sur le territoire européen de réserver au moins 30% de leurs catalogues aux oeuvres européenne­s et d’assurer de manière adéquate la visibilité de celles-ci, et exiger de leur part des contributi­ons financière­s pour soutenir la production audiovisue­lle européenne (investisse­ments directs ou prélèvemen­ts alloués aux fonds cinématogr­aphiques nationaux).

À l’heure où le Canada songe à mettre en place une politique culturelle adaptée à l’environnem­ent numérique, il ne faudrait pas qu’il restreigne sa capacité à le faire en raison de ses nouveaux engagement­s au titre d’un ALENA renégocié. Au contraire, il faudrait plutôt qu’il obtienne une extension de la portée de l’exemption culturelle aux nouvelles règles qui s’appliquero­nt au commerce électroniq­ue.

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ISTOCK Dans un environnem­ent numérique qui s’impose de plus en plus dans les échanges internatio­naux de produits culturels, on peut s’interroger sur l’avenir de nos industries culturelle­s dans des domaines comme ceux du cinéma, de la télévision, de la musique...

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