Le Devoir

Un lac artificiel au bonheur véritable

- JESSICA NADEAU

Tout l’été, Le Devoir navigue en eau douce et propose des portraits de lacs emblématiq­ues du Québec. Aujourd’hui: les lacs artifiels du Domaine de Rouville.

Ils ont construit un village estival peuplé de roulottes, de voiturette­s de golf et de nains de jardin. Pour contrer l’ennui, ils ont réveillé le père Noël en plein mois de juillet. Et pour se rafraîchir, ils ont creusé des lacs, avec tout ce qu’il faut de fontaines, d’îles gonflables et de glissades en serpentin. Mais derrière ce décor factice, l’histoire des 4 lacs artificiel­s du Domaine de Rouville évoque une incroyable saga familiale mettant en scène des déserteurs, une féministe ayant eu un petit moment de faiblesse et un étranger visionnair­e.

Au creux d’un vallon, entre le mont Saint-Hilaire et Rougemont, la guérite du Domaine de Rouville agit telle une machine à remonter dans le temps.

De l’autre côté, à l’image de Marty McFly dans Retour vers le futur, un adolescent roule sur sa planche, accroché nonchalamm­ent à la portière du VUS conduit par son père. En pleine discussion sur le mauvais temps qui perdure, ils passent devant le bar laitier, le comptoir à queues de castor, l’épicerie, le terrain de fers, les terrains de baseball… Ils se dirigent vers la plage, où les sauveteurs commencent à prendre place.

Le lac artificiel, surmonté d’une immense fontaine, trône au milieu du centre de villégiatu­re. C’est la marque de commerce du camping, l’un des rares plans d’eau baignable dans

le secteur. Plus tard, des centaines d’enfants sortiront en hurlant des autobus jaunes pour aller sauter sur les jeux flottants. Mais pour l’instant, tout est calme. Les quelque 1700 résidents saisonnier­s du camping se réveillent tranquille­ment sous un ciel nuageux.

« C’est l’eau de la montagne qui a permis la création de ce village, explique fièrement Luc Robillard, propriétai­re du Domaine de Rouville.

Un petit ruisseau achemine l’eau dans nos 4 lacs avec un système de barrages que papa a construit. C’était assez facile à faire, c’est une pente régulière. Venez, je vais vous présenter maman. Elle va vous raconter ça… »

Déserteurs

Gertrude Fontaine a 92 ans. Elle sent le parfum Neige, de Lise Watier. Dans sa cuisine, qui donne sur le terrain de golf familial, elle remonte l’arbre généalogiq­ue de sa famille, intimement lié à l’histoire du domaine et de ses lacs.

« Ma famille est installée ici depuis 1811. C’est mon arrière-grand-père qui a marié une dame de Sainte-Madeleine. Mon grand-père a eu deux garçons, qui se sont sauvés aux États-Unis pour ne pas aller à la guerre », raconte-t-elle en tournant les pages jaunies de l’album photo.

«Mon père était ingénieur, il a travaillé sur des avions pendant 5 ans à New York. Quand la guerre s’est terminée, mon grand-père, qui avait beaucoup de propriétés, a écrit à ses garçons pour leur demander de revenir. Il vieillissa­it, il voulait une relève. Mon père serait resté à New York, mais il avait beaucoup de respect pour son père. Les deux frères sont donc revenus, contre leur gré, s’installer ici. »

Le premier lac

Gertrude Fontaine est née sur le domaine familial, à l’ombre des vergers. Avec l’eau du ruisseau, son père a construit une piscine, puis un lac. « J’avais 16 ans quand mon père a bâti le premier lac. On faisait du camping au bord du lac avec nos amis dans une tente de l’armée que papa nous avait ramenée des États-Unis. »

Gertrude Fontaine raconte avec fierté son tour du Canada «sur le pouce», son travail comme infirmière-assistante en neurochiru­rgie, son mariage avec l’architecte Maurice Robillard, la naissance de ses jumeaux, «qui ont failli venir au monde dans le lac », la constructi­on d’un deuxième lac et de la résidence familiale, dessinée par son mari.

«Je voulais rester sur mon lac, raconte la vieille dame, toute à ses souvenirs. On avait en tête de se construire un beau grand domaine. L’été, je faisais encore du camping et on se baignait avec les enfants. Les gens s’arrêtaient souvent pour nous demander s’ils pouvaient se baigner. On répondait tout le temps que c’était privé. »

Puis, un beau jour, un inconnu s’est présenté à la porte. Il souhaitait louer le terrain pour faire du camping avec sa famille pendant le long weekend de la fête du Travail, au temps des pommes.

«C’était dans les années 50, début 60. Presque personne ne connaissai­t ça, le camping, au Québec. Mais Monsieur Bergeron avait voyagé aux États-Unis, il avait vu le succès que ça avait làbas. Il a dit à Maurice, mon mari: “Moi, je ferais un terrain de camping sur ces terres-là.” Mon mari, qui avait une machine à calculer dans la tête, a trouvé que c’était une bien bonne idée.»

Féministe

Gertrude Fontaine a saisi sa chance. « J’ai vite embarqué dans le projet de camping. J’avais quatre enfants, mon mari avait son bureau qui roulait à plein régime, je n’étais pas pour laisser passer cette chance-là! Ce n’est pas ce que j’aimais le plus, mais quand vous êtes mal pris… »

Mal pris? La vieille dame tord ses doigts fripés. Elle hésite, mesure ses mots. Elle ne veut pas trahir la mémoire de son mari, décédé au tournant des années 2000. «Je ne reviens pas sur ma vie, mais… ce que j’aurais aimé, c’est de retourner travailler comme infirmière après mon mariage. Mais il ne voulait pas.»

«Je suis très féministe, reprend-elle, comme pour se justifier. Ma mère, elle, était une féministe, une vraie de vraie, vous auriez dû voir ça. Moi aussi, mais… À ce moment-là, j’avais les quatre enfants… »

La gestion du camping l’a donc sauvée d’une vie de femme au foyer qui ne l’intéressai­t guère. Et le succès fut au rendez-vous. En riant, elle raconte le « fun fou » qu’elle avait à jouer des tours pour « collecter les voleurs de l’entrée » qui se cachaient dans le coffre des voitures pour sauver les « 50 cennes » que coûtait alors l’entrée sur le site. Elle parle des agrandisse­ments, de la constructi­on de deux nouveaux lacs, puis de l’aquaparc. «Mais le moment que je préférais pardessus tout, c’était à la fin de la saison, le 2 octobre, quand je m’assoyais dans l’avion d’Air France pour partir en Europe…»

Plaisir des enfants

«La gestion du camping, c’était très demandant, se souvient Gertrude Fontaine. On ne connaissai­t pas ça à l’époque. Il fallait montrer aux campeurs comment planter leur tente. Il fallait surtout les éduquer. Imaginez ça, les gens prenaient la briquette de leur BBQ et lançaient ça tout brûlant sur le terrain du voisin quand ils avaient fini. Une chance que j’étais infirmière. J’en ai-tu soigné des p’tits pieds d’enfants brûlés…»

Son meilleur souvenir, six décennies plus tard? Gertrude Fontaine réfléchit quelques secondes: « Voir des familles heureuses qui font des pique-niques sur la plage. On en a tellement fait des pique-niques en famille au bord du lac… »

Justement, c’est l’heure du lunch. Une odeur de frites et de pogos nous attire vers la cantine, où deux ados draguent maladroite­ment la sauveteuse en pause. Au bord du lac, les enfants s’amusent. Leurs rires rebondisse­nt sur l’eau. Le lac a beau l’être, le plaisir des enfants, lui, n’a rien d’artificiel.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Le lac artificiel, surmonté d’une immense fontaine, trône au milieu du centre de villégiatu­re.

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