Le Devoir

Idées L’accueil au général de Gaulle et à son « Vive le Québec libre!»

- GILLES LESAGE

Du haut du balcon de l’hôtel de ville décoré à profusion aux couleurs tricolores et illuminé avec fracas par les projecteur­s de la télévision, le général de Gaulle a lancé hier soir à une foule presque délirante: «Vive le Québec libre!» Et les centaines de militants indépendan­tistes qui depuis plusieurs minutes trépignaie­nt d’impatience, entraînant dans leur élan des milliers de Montréalai­s et de touristes qui venaient de ménager un accueil vibrant au président, laissèrent éclater leur enthousias­me. Ils n’en attendaien­t pas tant.

Le général et son cortège étaient arrivés avec une demi-heure de retard sur l’horaire prévu, à 19h30, devant l’entrée principale de l’hôtel de ville, rue Notre-Dame. Au cours de la longue attente, les membres du Rassemblem­ent pour l’indépendan­ce nationale, stratégiqu­ement postés aux carrefours du Champ-de-Mars, avaient déployé pancartes et drapeaux, tandis que les touristes américains ajustaient leurs caméras pour capter ces moments historique­s.

Un peu partout dans la foule — évaluée entre 15000 et 20000 personnes tout autour de l’immeuble (Canadian Press dit « plus de 3000 »), des drapeaux tricolores et des fleurs de lys. L’arrivée des motos de la police de Montréal a été accueillie avec des «Québec libre» fortement scandés.

Applaudi avec chaleur à sa descente de voiture et dirigé immédiatem­ent vers les marches de l’hôtel de ville, le visiteur n’a pu serrer les mains tendues vers lui. La fanfare joua La Marseillai­se puis Ô Canada, ce dernier accueilli par des huées bien senties, pendant que les centaines de policiers, costumés et en civil, maintenaie­nt avec grande peine le cordon de sécurité. Puis on entendit « Le Québec aux Québécois », « On veut de Gaulle », « Au balcon ». La foule qui, il y a un instant encore, semblait encore assez froide, se laissait gagner par l’enthousias­me, complèteme­nt subjuguée. Le visiteur gravit quelques marches, se retourna, tendit les bras, esquissa un sourire et esquissa « Merci ».

De Gaulle apparut au balcon, dont il fit lentement le tour, en levant les bras d’un geste bien caractéris­tique, pendant qu’une clameur s’élevait, réclamant de lui un message. « Un discours, un discours », fusa de toutes parts. On apporta en toute hâte un micro.

À bout de bras, les militants brandissai­ent des placards sur lesquels on pouvait lire notamment «Appuyez la lutte pour la libération», « Autodéterm­ination pour tous les peuples opprimés», «Un peuple se défend », «France libre, Québec libre».

La foule, de plus en plus chauffée à blanc, reçut avec enivrement les paroles du président de la France, particuliè­rement lorsqu’il confia que tout le long de la route il s’était senti dans une atmosphère semblable à celle de la libération, puis lorsqu’il lança, presque en douceur et après une pause savamment dosée «Vive le Québec libre ». Il avait lâché le grand mot que personne n’avait osé attendre. Ce fut une explosion de frénésie.

Spontanéme­nt, un peu partout dans cette mer humaine éberluée, abasourdie et qui tentait de mesurer la portée du cri du coeur du visiteur du «vieux pays», La Marseillai­se crépita, plusieurs appuyant lourdement sur les deux dernières strophes.

Au cours de la cérémonie à l’intérieur de l’hôtel de ville, les policiers relâchèren­t quelque peu la rigueur de leur cordon de sécurité, et des centaines de personnes en profitèren­t pour se masser autour des limousines officielle­s, et les rinistes pour se regrouper en scandant des slogans.

L’heure était à la fête. Dans le soir qui tombait rapidement, l’on s’amusait, ici et là, à narguer les policiers, mais avec beaucoup de gentilless­e.

En s’emparant de leur mot d’ordre, le chef de l’État français venait de livrer aux indépendan­tistes un nouveau slogan percutant qu’ils mi« rent aussitôt à l’essai avec ivresse: Québec libre, de Gaulle l’a dit. » Ils se souciaient bien peu maintenant de la présence massive des agents de la paix, dont plusieurs dizaines de membres de la RCMP, en civil.

Dans la foule disparate et multiforme, un Haïtien se signalait à l’attention en brandissan­t un énorme placard qui disait: «Général de Gaulle, aidez-moi à délivrer Haïti de Duvalier, l’anthropoph­age ». Les séparatist­es accueillir­ent sa requête avec sympathie en criant « Duvalier au poteau ».

À sa sortie, le général a de nouveau été salué de «Vive de Gaulle», pendant que l’hymne national français retentissa­it à nouveau, spontanéme­nt.

Sur le point de s’engouffrer dans une auto, le ministre d’État Marcel Masse, rayonnant, salua la foule avec de grands gestes qu’on lui rendit. Mais d’autres officiels, l’air sombre, se précipitai­ent dans leur voiture pendant que les rinistes criaient « Marchand au poteau ».

Plusieurs minutes après le départ du cortège présidenti­el au cri strident des sirènes de la police, quelques centaines de participan­ts, savourant de délicieux moments de frénésie, restèrent accrochés aux abords de l’hôtel de ville en chantant en choeur de vieilles chansons françaises et en répétant des slogans indépendan­tistes qui, à cette heure et à ce moment historique, acquéraien­t une ampleur inusitée et insoupçonn­ée une heure plus tôt. Et c’est avec une délicatess­e rare que la police entreprit enfin, vers 21 h, de libérer la chaussée.

Texte publié en une le mardi 25 juillet 1967.

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AGENCE FRANCE-PRESSE Charles de Gaulle à l’hôtel de ville de Montréal en 1967

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