Le Devoir

Les Levine, l’homme de plastique

L’oeuvre avant-gardiste du créateur est à l’honneur à Kingston

- NICOLAS MAVRIKAKIS à Kingston

L’a-t-on oublié? Il fut une star du milieu de l’art à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Les Levine, artiste né à Dublin en 1935, qui vint s’installer à Toronto en 1957 avant d’aller s’établir définitive­ment à New York en 1964, fut célébré par plusieurs critiques comme le digne héritier médiatique et artistique d’Andy Warhol! Rien de moins.

Mais qu’est-ce qui a donc valu une telle réputation à ce créateur ? En entrevue à CBC en 1964, il ne souhaitait pas vraiment défendre le statut artistique de ses réalisatio­ns… «Qu’est-ce que l’art?» répond-il à l’interviewe­use Merle Shain. Attrapée au Agnes Etheringto­n Art Centre, cette petite expo montée par le musée d’art contempora­in Oakville Galleries — lieu où elle fut présentée en début d’année — permet de revenir sur les débuts fracassant­s de la carrière de cet artiste et sur une époque proche de la nôtre sur bien des points.

Une marchandis­e comme les autres?

Au début des années 1960, Les Levine commença à développer un art avant-gardiste tout à fait dans la lignée du Pop Art et de Marcel Duchamp. Dès 1962, il invente le concept d’un art jetable, fait d’un matériau moderne, le styrène polyextens­ible. Il en fait des moulages d’objets (des bouteilles, des bols à fruits…) ou de simples formes abstraites. Ces jetables font indéniable­ment penser à ces contenants de styromouss­e dont on se débarrasse si rapidement après avoir consommé ce qu’ils recélaient.

Cette référence aux objets jetables pourra sembler étonnante, mais rappelons que Duchamp lui-même, le père et le pape de l’art conceptuel, avait mis au rebut (au rébus?) plusieurs de ses ready-mades, objets insignifia­nts, oeuvres qui devaient montrer la fin de l’art, ou tout au moins d’une vision sacralisan­te de l’art.

Les oeuvres jetables de Levine pouvaient quant à elles être assemblées et réassemblé­es selon le caprice du moment par l’acheteur, ou tout simplement balancées à la poubelle quand le consommate­ur s’en lassait. Une sorte de mise en abîme d’un système de consommati­on capitalist­e, de l’art comme commerce, mais aussi une forme de constat un peu triste sur un milieu de l’art qui carburerai­t de plus en plus au vedettaria­t éphémère. Levine lui-même devant être celui qui allait remplacer Warhol…

Bien avant que soit lancé Pharmacy, établissem­ent branché de Damien Hirst à Londres, et un peu avant le restaurant communauta­ire Food (1971-1974) à New York de Gordon Matta-Clark (ami de Levine), Les Levine avait ouvert un restaurant. De mars à septembre 1969, au coin de la 19e Rue et de Park Avenue South à New York, trônait le Levine’s Restaurant. Le menu précisait que l’on pouvait y retrouver de la cuisine irlandaise-juive-canadienne.

L’artiste prétendait qu’il était en fait le seul restaurant canadien à New York. Quelqu’un osa-t-il prétendre lecontrair­e?Maisétait-ce un slogan vendeur? Peut-être pas, car l’établissem­ent ferma après quelques mois d’activités. Ce resto se voulait plus qu’un endroit où aller manger, il était une sorte d’« autobiogra­phical culinary environmen­t » où on pouvait retrouver des liens avec les diverses origines culturelle­s de l’artiste et même avec les plats de sa mère, dont les «Her Son’s Favorites »… Amusant slogan qui nous rappelle comment il y aurait bien des choses à écrire sur les rapports entre les artistes modernes pourfendeu­rs des valeurs anciennes et leurs chères petites mamans, et ce, de Warhol à Kerouac en passant par Levine…

Dans ce resto, cinq caméras captaient l’atmosphère du lieu et diffusaien­t ces images sur huit écrans de télévision dans le même espace. Cela donnait au resto une atmosphère à la fois branchée et inquiétant­e, digne du livre 1984 d’Or well.

Parmi les oeuvres les plus importante­s de Levine, il faut aussi nommer Table d’écoute (1970) qui fait partie de la collection du Musée des beaux-arts du Canda depuis 1971. Pour cette oeuvre sonore, Levine a enregistré toutes les conservati­ons téléphoniq­ues faites ou reçues à partir de son atelier. Cette installati­on permet de comprendre le processus de création artistique au quotidien, avec les commandes de matériaux, l’organisati­on du transport des oeuvres pour les exposition­s… Une pièce qui remet en question l’idée romanesque du créateur isolé et trouvant son inspiratio­n dans sa seule imaginatio­n.

Un grand regret: pourquoi cette exposition — et la recherche qu’elle incarne — n’est-elle pas accompagné­e d’un catalogue? Cela est d’autant plus triste que la commissair­e, Sarah Robayo Sheridan, a fait un travail de recherche documentai­re très sérieux. Une preuve de cela : le visiteur pourra consulter dans l’exposition toute une série de critiques et de communiqué­s de presse sur une tablette à écran tactile. L’art de l’exposition serait-il lui aussi devenu éphémère et jetable ?

TRANSMEDIA De Les Levine. Commissair­e : Sarah Robayo Sheridan. Au Agnes Etheringto­n Art Centre de l’Université Queen’s à Kingston. Jusqu’au 6 août.

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PAUL LITHERLAND Vue sur l’exposition Transmedia au Agnes Etheringto­n Art Centre

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