Le Devoir

Flirter avec la Révolution

Lire Frigerio et découvrir que l’insurgé n’a plus le monopole du combat contre l’ordre établi

- YASMINE MEHDI

Des murs, des expulsions d’indésirabl­es, des ruptures unilatéral­es d’accords internatio­naux… les idées radicales d’hier qui cherchaien­t à perturber l’establishm­ent sont en train de devenir les programmes politiques d’aujourd’hui. Mais pourquoi donc ?

Le dernier recueil de nouvelles de Vittorio Frigerio apporte à sa manière un début de réponse en confrontan­t les grands bouleverse­ments politiques des derniers mois à un mot porteur autant d’enthousias­me que d’appréhensi­on : Révolution ! (Prise de parole).

À l’intérieur, onze histoires font revivre étudiants marxistes, syndicalis­tes révoltés et insurgés épris de liberté, comme pour rappeler le caractère «éternel et toujours renaissant à travers les époques» de ces envies de renverseme­nt. Le professeur d’études françaises fasciné par la littératur­e anarchiste remplit ainsi un devoir en mémoire auprès de ceux qui sont nés après la chute du mur du Berlin et qui n’ont connu le monde du XXe siècle scindé entre communisme et capitalism­e que dans les livres d’histoire.

Les révolution­naires armés de cocktails Molotov qu’il dépeint, les guérillas urbaines et les enlèvement­s de personnali­tés politiques sont tellement lointains qu’on croirait qu’ils n’ont jamais existé. «Des manifestan­ts remplissai­ent les rues des grandes villes, chaque semaine, de centaines de milliers de sympathisa­nts, toujours plus confiants», décrit Frigerio dans une de ses nouvelles qui, vue d’aujourd’hui, peut renvoyer à des images du Printemps érable en 2012 et aux manifestat­ions du G20 à Toronto deux ans plus tôt. Sans plus.

Pourtant, en 2017, les raisons de s’insurger ne manquent pas : précarité économique, multiplica­tion des scandales politiques, crise de légitimité des institutio­ns démocratiq­ues. La liste n’est pas exhaustive. Mais ces instincts révolution­naires se matérialis­ent ailleurs et le font aussi dans une certaine confusion.

« Le populisme n’est rien d’autre qu’une réponse confuse mais légitime au sentiment d’abandon des classes populaires des pays développés face à la mondialisa­tion et à la montée des inégalités», écrivait le Prix Nobel Thomas Piketty dans Le Monde, en janvier dernier, pour expliquer la nouvelle configurat­ion de ce goût de la révolution, toujours éternel, mais dont l’articulati­on récente laisse souvent perplexe.

La radicalité du geste a fait place à la radicalité du propos. Il suffit de voir ce qui se passe du côté du Bureau ovale de la Maison-Blanche pour le croire. On y retrouve des tweets matinaux qui sentent surtout l’agressivit­é et rarement la cohérence. L’image du politicien convention­nel, celle du technocrat­e centriste aux costumes gris anthracite et aux discours soignés en prend pour son rhume en nous mettant désormais devant des comporteme­nts erratiques qui sont sans doute bien plus révolution­naires qu’on le croit puisqu’ils cherchent surtout à remettre en question l’ordre établi, le statu quo contre lequel les révolution­naires, de tous les temps, se sont historique­ment opposés.

«Plus le président [des ÉtatsUnis] scandalise le monde, plus ceux qui ont voté pour lui l’apprécient, notait d’ailleurs début juin le romancier britanniqu­e Salman Rushdie dans les pages du magazine français L’Obs. Il a été élu pour cela : pour détruire l’ordre mondial, et c’est ce qu’il fait. L’OTAN, les traités internatio­naux, etc.»

Il est possible d’en rire. Donald Trump — puisque c’est bien de lui qu’il est question ici — est finalement plus près du révolution­naire avec un cocktail Molotov en main tel que décrit par Frigerio que d’un politicien comme Philippe Couillard. Or, il n’y a rien de louable d’abuser de la confusion idéologiqu­e du moment et même de l’alimenter pour séduire un électorat désenchant­é et confus et le faire entrer dans une révolution antisystèm­e, à coups de déclaratio­ns choquantes et de promesses sans doute, pour la plupart, irréalisab­les.

Celui qui a joué à la révolution pour arriver au pouvoir pourrait devoir, plus tôt que tard, composer avec les revers d’une telle stratégie.

La Marche des femmes du 21 janvier dernier, qui a mobilisé des millions de personnes à Washington, mais aussi à Toronto, à Paris, à Calcutta et à Nairobi, a donné les premières notes de ce qui l’attend. Les enquêtes qui pourrissen­t son gouverneme­nt, tout comme les déclaratio­ns récentes de l’ex-directeur du FBI James Comey, ont aussi des accents de résistance.

Action, réaction, révolution, contre-révolution. Frigerio explique que nous ne sommes jamais bien loin d’une nouvelle ère de révolte, aussi confuse puisse-telle être. Mais comme il le montre aussi, changer le monde est une idée noble, innée, envoûtante, qui, lorsqu’on flirte avec, finit par devenir aussi belle que dangereuse.

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FRANÇOIS PESANT LE DEVOIR Action, réaction, révolution, contre-révolution. Vittorio Frigerio explique que nous ne sommes jamais bien loin d’une nouvelle ère de révolte.

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