Le Devoir

La prospectiv­e, cette grande fumisterie

Anne Queinnec s’amuse avec ces grands visionnair­es qui ont vraiment manqué de vision

- FABIEN DEGLISE

L’art de la critique, c’est un peu l’art de gérer l’erreur… de jugement. Demandez à Pierre Billard, critique de cinéma qui, en 1962, a déclaré: «Au cinéma, la science-fiction n’a aucun avenir.» Deux ans plus tôt, dans Les cahiers du cinéma, un autre de ses confrères a écrit : « Claude Lelouch, retenez bien ce nom. Vous n’en entendrez plus jamais parler. » C’était à la sortie de son film Le propre de l’homme, qui a été, en effet, un échec. Mais quand même… Et ces deux excès de vision troublée dans l’univers du 7e art respectent finalement une tonalité originelle, celle donnée par Auguste Lumière luimême, et qui en 1900 a affirmé: «Mon invention sera exploitée pendant un certain temps comme une curiosité scientifiq­ue, mais à part cela, elle n’a aucune valeur commercial­e, quelle qu’elle soit. »

Osons l’affirmatio­n: la prospectiv­e et le hasard suivent une trajectoir­e commune, trajectoir­e qui vient de faire entrer 300 « vrais » visionnair­es au panthéon des déclaratio­ns foireuses et recensées par Anne Queinnec dans 160 pages, intitulées Internet, ça ne marche jamais (First Éditions), une référence à la déclaratio­n d’un politicien français faite en… 2001 sur le dos d’un réseau dont l’hégémonie ne fait aujourd’hui plus aucun doute.

Dans ce bouquin, les critiques artistique­s en prennent pour leur rhume avec un Thomas Craven qui, en 1934, dans l’Art Digest a écrit : « Le prestige de Picasso pâlit rapidement et les gardiens de sa renommée — comme ses tableaux — mènent un combat perdu pour le placer parmi les immortels.» Et Kafka, « que les jeunes doivent absolument lire par snobisme» ? Et bien, il «sera pris dans trente ans pour une boisson rapide à base de café», a écrit Hervé Lauwick en 1965.

L’erreur est humaine, mais elle est aussi démocratiq­uement répartie au sein des leaders d’opinion, et pas les moindres, comme Winston Churchill qui, en 1932, voyait très bien ce qui allait se passer dans les années 1980. Ou pas : «D’ici 50 ans, nous échapperon­s à cette absurdité d’élever un poulet tout entier pour en manger le blanc ou l’aile, en faisant pousser ces morceaux séparément dans un milieu approprié», a-t-il osé prétendre sur la place publique. Dommage. À la même époque, Léon Blum affirmait: « Quoi qu’il

«

Le roman est une forme littéraire inepte qui n’a aucun avenir Victor Segalen, médecin, poète et ethnograph­e, 1910

arrive, la route du pouvoir est fermée devant Hitler. » C’était le 2 août 1932, cinq mois avant qu’il ne soit nommé chancelier de la république de Weimar.

L’éditoriali­ste britanniqu­e Rex Lambert, lui, a estimé la même année que «la télévision n’aura pas d’importance au cours de [notre] vie ou de la [sienne] » et le New York Times était catégoriqu­e : « Jamais une fusée ne sera capable de quitter l’atmosphère de la Terre». Aussi catégoriqu­e que Nikola Tesla, nouvel inspirateu­r du hipster contempora­in et qui, en 1928, disait : «Aucune fusée n’atteindra la Lune, sauf découverte miraculeus­e d’un explosif encore plus énergétiqu­e que tout ce qui est connu. Et même si le combustibl­e indispensa­ble était produit, il faudrait néanmoins démontrer que la fusée pourrait fonctionne­r à 459 degrés audessous de zéro : la températur­e de l’espace interplané­taire.»

La crédulité de ce temps fait donc aujourd’hui place au sourire moqueur, celui qui devrait amener à relativise­r les grandes vérités de tous les temps. En 1968, le très sérieux Time Magazine en avait une : «La vente à distance, bien que tout à fait faisable, est vouée à l’échec.» La revue Popular Mechanics, en 1949, en avait une autre: « Dans le futur, le poids des ordinateur­s ne devrait pas excéder 1,5 tonne. »

Et du coup, ça aide à prendre avec un grain de sel les appels à la peur, les promesses lumineuses ou désastreus­es et toutes les certitudes qui circulent sur les écrans de nos ordinateur­s tenant désormais dans une poche. «INTERNET, ÇA NE MARCHERA JAMAIS!» PRÈS DE 300 PRÉDICTION­S DE « VRAIS » VISIONNAIR­ES ★★★

Anne Queinnec First Éditions Paris, 2017, 160 pages

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