Le Devoir

Des problèmes d’eau potable perdurent dans les communauté­s autochtone­s

- DOMINIQUE DEGRÉ

Alors qu’Ottawa s’est engagé à rendre potable l’eau de l’ensemble des réseaux d’aqueducs situés dans les communauté­s autochtone­s du pays d’ici 2021, pas moins de 47 nouveaux avis sur la qualité de l’eau potable ont été diffusés depuis 2016 et sont toujours en vigueur, dont 27 depuis le début de l’année, révèlent des données obtenues par La Presse canadienne.

Une situation qui fait dire à plusieurs observateu­rs que le gouverneme­nt de Justin Trudeau risque bien de ne pas atteindre sa cible de lever tous les avis à long terme visant des systèmes financés par le ministère des Affaires autochtone­s et du Nord Canada (AANC) d’ici cinq ans, malgré des investisse­ments de 1,8 milliard de dollars au cours du quinquenna­t à venir.

«L’objectif du gouverneme­nt n’est pas réaliste avec les initiative­s présenteme­nt en place. Je ne vois pas comment on peut se débarrasse­r des avis d’ébullition, car avec tous les nouveaux avis, c’est un pas en avant, deux pas en arrière. À moins d’un effort concerté pour vraiment régler le problème, rien ne changera», estime Robert Pratt, un opérateur de l’usine de traitement de l’eau de la Première Nation George Gordon, en Saskatchew­an, qui cumule près d’une trentaine d’années dans ce métier.

À l’heure actuelle, pas moins de 152 avis sur la qualité de l’eau potable (AQEP) sont en vigueur dans 104 communauté­s autochtone­s à travers le pays, selon les plus récentes données de Santé Canada et de la Régie de la santé des Premières Nations (RSPN), une organisati­on britanno-colombienn­e responsabl­e notamment de comptabili­ser les AQEP dans la province.

Les 47 avis d’ébullition et de nonconsomm­ation de l’eau diffusés depuis 2016 représente­nt donc près du tiers de tous les AQEP actuelleme­nt en vigueur au Canada. Les avis sont catégorisé­s selon le temps écoulé depuis leur diffusion. Après un an, un AQEP est considéré comme étant «à long terme», selon Santé Canada.

Parmi ces avis devenus à long terme, on compte le cas de Sachigo Lake, une petite communauté reculée de l’Ontario située à près de 650 kilomètres au nord-ouest de Thunder Bay. « L’un des réservoirs de l’usine [de traitement de l’eau] fuit depuis environ cinq ans. Ça n’avait pas été problémati­que jusqu’à récemment, mais les technicien­s ont décidé qu’il était plus prudent de lancer un avis d’ébullition jusqu’à ce qu’on puisse réparer la fuite», explique le directeur des opérations des travaux publics de la collectivi­té, Samuel Tait.

L’avis qui est en vigueur dans la communauté a d’abord été diffusé le 7 juin 2016. M. Tait relate que le conseil de bande a demandé du financemen­t afin de réparer la fuite le 31 décembre dernier, une requête qui demeure pour le moment sans réponse.

Les problèmes d’eau de la communauté isolée du Nord-Ouest ontarien ne s’arrêtent pas là. «Parfois, durant l’hiver, le lac dans lequel nous nous approvisio­nnons en eau gèle presque jusqu’au fond et nous manquons d’eau pour l’usine. C’est arrivé à au moins cinq reprises. Nous devons donc faire des trous dans le lac et pomper de l’eau avec des boyaux en caoutchouc pour remplir notre réservoir, ce qui nous force à lancer un avis d’ébullition», raconte-t-il.

Selon le directeur des opérations des travaux publics, le noeud du problème, c’est encore le financemen­t. «Nous avons parlé aux personnes responsabl­es du financemen­t des infrastruc­tures et elles savent que notre lac est peu profond. Elles nous disent que c’est un travail qui pourrait être fait, mais que ça coûterait trop cher à réparer», déplore-t-il.

L’opérateur de l’usine de traitement de l’eau de la Première Nation Pic Mobert, Dave Craig, connaît le cas de Sachigo Lake, puisqu’il y a formé des technicien­s dans les années 1990. Après avoir travaillé à former du personnel dans les communauté­s du Nord-Ouest ontarien et de la baie James, il constate que ces collectivi­tés isolées sont souvent laissées à elles-mêmes. «Dès que les ingénieurs sont partis après la constructi­on de l’usine, oubliez ça si vous voulez les faire revenir en cas de problème, même avec une garantie», déplore-t-il.

Un problème d’infrastruc­tures

Plusieurs des spécialist­es consultés par La Presse canadienne sont d’avis que la principale cause du nombre important de nouveaux avis d’ébullition est le manque de fiabilité des installati­ons dans les communauté­s.

«Quand une usine est finalement achevée, certaines valves, par exemple, ne peuvent plus être réparées, car elles ne sont plus sur le marché, raconte Robert Pratt, qui a travaillé dans une trentaine d’usines de traitement au fil de sa carrière. Nous n’avons pas vraiment de mot à dire sur le matériel que l’on nous fournit. C’est comme si on nous disait de ne pas trop nous plaindre parce que nous n’avons pas eu à payer», déplore-t-il.

Dave Craig juge que les usines qui vieillisse­nt, comme celle de Sachigo Lake qui a une vingtaine d’années, expliquent aussi l’apparition de nouveaux avis. « Il faut se rappeler que les infrastruc­tures dans certaines communauté­s reculées qui datent d’il y a 15 ou 20 ans ont souvent été mal entretenue­s au fil des années parce qu’il n’y a pas d’experts à proximité. Beaucoup de ces vieilles usines sont à l’origine des avis », explique M. Craig. Les problèmes de fiabilité des infrastruc­tures ne se limitent pas aux usines plus âgées. Pic Mobert, qui se trouve à 279 kilomètres à l’est de Thunder Bay, est l’une des 20 communauté­s où un avis à long terme a été levé par le gouverneme­nt, depuis l’arrivée des libéraux au pouvoir. Une usine de traitement de l’eau a été inaugurée en juin 2016, mettant fin à un avis en vigueur depuis six ans. Dave Craig soulève toutefois des problèmes inquiétant­s, et ce, même si l’usine est flambant neuve.

«Il y a une fuite dans notre système de distributi­on d’eau, explique M. Craig. Ça devrait être couvert par la garantie, mais le contractan­t qui était ici n’a jamais fini le travail. Il faut donc qu’il revienne, éventuelle­ment, mais je ne sais pas encore comment ça va se résoudre », déplore-t-il.

L’opérateur affirme que cette fuite le force à utiliser environ 20 fois plus d’eau qu’il ne le faudrait pour assurer une pression suffisante dans les canalisati­ons. «Ça use aussi beaucoup plus rapidement l’équipement, et il ne faut pas surmener nos infrastruc­tures. Si ça empire encore, il est possible que nous ayons à fermer l’usine de traitement, et donc nous devrons lancer un nouvel avis d’ébullition », craint-il.

Hans Peterson, un spécialist­e qui a collaboré avec la Première Nation Yellow Quill pour lever l’avis d’ébullition en vigueur dans la communauté de 1995 à 2004, juge pour sa part que les processus que l’on tente d’implanter dans les communauté­s autochtone­s sont souvent mal adaptés pour la tâche à accomplir, car il observe que les sources d’eau sont souvent de moins bonne qualité

près de communauté­s autochtone­s.

«Quand vous avez une source où la qualité de l’eau est 10 fois pire, un simple calcul permet de conclure qu’il faudrait ajouter 10 fois plus de produits chimiques pour la traiter comme en ville. [...] Il faut repenser notre façon de faire, car l’ajout excessif de produits va se traduire par de nouveaux avis d’ébullition», argue l’expert.

1,8 milliard de dollars sur cinq ans

Le gouverneme­nt de Justin Trudeau souhaite lever tous les avis à long terme visant des systèmes financés par le ministère des Affaires autochtone­s et du Nord Canada (AANC) d’ici 2021. Ottawa compte atteindre cette cible au moyen d’un plan quinquenna­l élaboré en 2016 avec des investisse­ments de 1,8 milliard de dollars.

«Nous prévenons également l’apparition de nouveaux avis avec nos investisse­ments », note la ministre des Affaires autochtone­s, Carolyn Bennett, en citant le cas de la Colombie-Britanniqu­e, où selon elle «aucun nouvel avis [qui présente un risque de devenir à long terme] n’a été diffusé», malgré les six avis en vigueur dans la province depuis le début de l’année 2017.

Depuis l’arrivée au pouvoir des libéraux, une vingtaine d’avis à long terme ont été levés dans 15 communauté­s au pays. Ces progrès laissent croire à la ministre Bennett qu’elle pourra atteindre son objectif d’ici 2021. «Il nous reste 70 AQEP [à long terme affectant des systèmes financés par AANC] à lever et nous sommes convaincus que nous y parviendro­ns d’ici cinq ans, même si de nouveaux avis sont lancés parce que [les systèmes touchés] reçoivent du financemen­t », affirme la ministre.

Engagement des autochtone­s

La responsabi­lité ne repose toutefois pas entièremen­t sur les épaules du gouverneme­nt, affirme Steve Hrudey, professeur émérite en toxicologi­e analytique et environnem­entale à l’Université de l’Alberta, qui a cosigné en 2006 un rapport sur la qualité de l’eau chez les Premières Nations aux côtés d’un panel d’experts. «Le gouverneme­nt peut avoir les meilleures intentions du monde et des ressources illimitées, mais s’il n’y a pas d’engagement concret chez les communauté­s de résoudre la situation, rien ne s’arrangera », tient-il à préciser.

Même s’il est également d’avis que des changement­s devraient se faire dans les gouverneme­nts autochtone­s locaux, comme l’ajout d’experts en traitement de l’eau dans les conseils tribaux, Dave Craig demeure néanmoins critique quant aux sommes allouées. C’est d’ailleurs l’avis de la plupart des experts consultés par La Presse canadienne, particuliè­rement ceux issus des Premières Nations: l’argent d’Ottawa sera vain s’il n’est pas investi correcteme­nt.

«C’est comme bien des choses: on ne peut pas régler le problème simplement en lui lançant de l’argent», résume simplement Dave Craig.

«Nous n’avons pas vraiment de mot à dire sur le matériel que l’on nous fournit»

Newspapers in French

Newspapers from Canada