Le Devoir

Liu Xiaobo et l’ordre mondial made in China

- ROROMME CHANTAL Professeur adjoint en science politique à l’École des hautes études publiques (HEP) de l’Université de Moncton et coauteur, avec Mamoudou Gazibo, d’Un nouvel ordre mondial made in China (PUM, 2011).

D’éminents intellectu­els du monde entier ont fait l’éloge du dissident chinois et Prix Nobel de la paix Liu Xiaobo, qui est décédé en captivité récemment à l’âge de 61 ans. Pour les chefs d’État occidentau­x, cependant, il s’agissait d’une tout autre histoire. Interrogés sur le traitement quasi «stalinesqu­e» réservé à Liu, le président américain Donald Trump, la chancelièr­e allemande Angela Merkel et le président français Emmanuel Macron ont exprimé leur tristesse et leurs sympathies, mais se sont gardés de critiquer la Chine.

D’aucuns considérai­ent Liu Xiaobo comme «le Mandela de notre temps». Depuis les événements de Tiananmen en 1989, il a sacrifié toute sa vie à la poursuite de la liberté en Chine. Principal rédacteur de la Charte 08, un manifeste appelant à la démocratis­ation de la Chine, il avait été condamné à 11 ans de prison en décembre 2009 pour «incitation à la subversion de l’État».

En déroulant régulièrem­ent le tapis rouge aux représenta­nts de la Chine, les dirigeants occidentau­x contribuen­t allègremen­t à la propagande officielle du régime communiste chinois. En revanche, ils ont rarement mis à profit cette proximité pour élever leurs voix ou lever le petit doigt au nom des droits des Chinois de s’exprimer librement.

Il n’est pas difficile d’imaginer les multiples motivation­s derrière ce comporteme­nt lamentable. La Chine est devenue le plus grand fabricant de produits manufactur­iers dans le monde, le plus grand exportateu­r et le plus grand marché pour les véhicules, les téléphones intelligen­ts et le pétrole.

La plus grande économie du monde

« L’affaire Liu Xiaobo révèle tant la couardise et l’hypocrisie des démocratie­s occidental­es que leur réelle difficulté à résoudre l’énigme de la puissance chinoise à l’aube du XXIe siècle»

Lorsque, en 2014, le Fonds monétaire internatio­nal a annoncé que la Chine était devenue la plus grande économie du monde, mesurée en parité du pouvoir d’achat, elle était déjà le plus grand marché d’exportatio­n pour 43 pays dans le monde; les États-Unis l’étaient pour seulement 32 pays. Plus tôt cette année, l’Allemagne annonçait que la Chine était désormais son plus grand partenaire commercial.

La difficulté vis-à-vis de la Chine n’a ainsi rien d’inédit. En son temps, l’économiste John Maynard Keynes mettait en garde contre les dangers de l’endettemen­t, selon lui source d’insécurité dans les pays débiteurs et de tentations interventi­onnistes dans les pays créanciers. L’universita­ire bien connu Albert Hirschman avertissai­t, lui aussi, que le pouvoir d’interrompr­e des relations commercial­es ou financière­s avec n’importe quel pays était la cause fondamenta­le de l’influence ou de la position de force qu’un pays acquiert dans d’autres pays.

Une sorte de «créance pernicieus­e» semble effectivem­ent dicter la logique des rapports de l’Occident avec la Chine. Les États-Unis sont aujourd’hui redevables d’une dette croissante contractée auprès des nouvelles puissances capitalist­es autoritair­es. En septembre 2008, la Chine a remplacé le Japon en tant que plus grand détenteur étranger de la dette américaine. Selon certaines estimation­s, les institutio­ns financière­s chinoises possédaien­t 1,5 trillion de dollars en dettes libellées en dollars en mars 2009.

John Maynard Keynes faisait par ailleurs cette remarque : « Lorsque les États-Unis doivent à la Chine des dizaines de milliards, c’est le problème de l’Amérique. Quand ils doivent des trillions, c’est le problème de la Chine. » Paradoxale­ment, selon plusieurs aveux d’officiels américains de haut rang eux-mêmes, c’est justement parce qu’ils en dépendent financière­ment que les États-Unis assistent impuissant­s à certaines avancées diplomatiq­ues et stratégiqu­es de la Chine. Durant la campagne présidenti­elle de 2008, Barack Obama déclarait ainsi : « Il est assez difficile d’avoir une véritable négociatio­n quand les Chinois sont nos banquiers. »

Dans la région Asie-Pacifique, plusieurs alliés traditionn­els américains continuent de s’en remettre à Washington pour leur sécurité, mais entretienn­ent désormais leurs plus importante­s relations économique­s avec Pékin. Ses abondantes ressources financière­s ont accru le poids géopolitiq­ue de la Chine, lui permettant d’exercer un effet de levier sur le plan stratégiqu­e.

Difficulté de promouvoir les valeurs libérales

Pour dissuader Séoul de coopérer au déploiemen­t d’un bouclier antimissil­e américain, Pékin a récemment annulé des contrats juteux avec d’importante­s firmes sud-coréennes. En visite officielle en Australie cette année, le premier ministre chinois, Li Keqiang, a demandé au pays de rester en retrait d’un éventuel conflit opposant la Chine aux États-Unis. […]

Le risque d’une guerre hégémoniqu­e entre la Chine et les États-Unis n’est donc peut-être pas forcément là où on l’attend. Plutôt que de s’en prendre frontaleme­nt aux institutio­ns libérales existantes, la Chine a entrepris de poser les bases d’un «ordre mondial parallèle». Le gigantesqu­e projet de constructi­on des «nouvelles routes de la soie» (rails, autoroutes, ports), visant à relier la Chine à l’Europe avec d’importante­s ramificati­ons dans le monde, en offre une parfaite illustrati­on.

Ces institutio­ns illibérale­s contribuen­t à la fourniture des biens publics mondiaux. En même temps, elles compromett­ent les chances des démocratie­s occidental­es de promouvoir les normes et valeurs libérales. En dénouant l’écheveau complexe de ce réseau de relations et de financemen­t qu’elle met en place, on comprend mieux les procédés financiers au moyen desquels la Chine s’est progressiv­ement arrogé le privilège d’imposer l’omertà aux élites dirigeante­s occidental­es et à leurs alliés dans le monde.

Vue ainsi, l’affaire Liu Xiaobo révèle tant la couardise et l’hypocrisie des démocratie­s occidental­es que leur réelle difficulté à résoudre l’énigme de la puissance chinoise à l’aube du XXIe siècle. Cette difficulté devient préoccupan­te à l’heure où l’avènement d’un président américain, constammen­t en délicatess­e avec les valeurs libérales, mais très à l’aise en compagnie de dirigeants autoritair­es de ce monde, a malheureus­ement renforcé l’impression d’un inexorable déclin de l’Occident. Et permis à la Chine de se projeter en modèle pour les autres pays, y compris pour certaines démocratie­s libérales et certains anciens pays communiste­s. Bienvenue dans l’ordre mondial made in China !

 ?? DALE DE LA REY AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Marche funéraire en hommage à Liu Xiaobo dans les rues de Hong Kong le 15 juillet dernier
DALE DE LA REY AGENCE FRANCE-PRESSE Marche funéraire en hommage à Liu Xiaobo dans les rues de Hong Kong le 15 juillet dernier

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