Le Devoir

Baby Doll Académie

Derrière la pop sucrée du monde des «idoles», Kyoko Miyake expose un malaise japonais

- ANDRÉ LAVOIE

Des adolescent­es rêvent de devenir des vedettes: rien d’original puisque tous les pays industrial­isés fabriquent à la tonne des émissions de télévision destinées à nourrir ce fantasme. Le phénomène prend toutefois une ampleur insoupçonn­ée au Japon avec la mode des «idoles», ces fillettes qui se dandinent au son d’une musique pop sucrée. Un jeu pas si innocent, et très lucratif, qu’a voulu explorer la documentar­iste Kyoko Miyake dans Tokyo Idols, présenté dans le cadre de Fantasia (à guichets fermés), et en salle à Montréal et à Québec à partir de vendredi.

Quelques jours avant sa venue à Montréal, Kyoko Miyake déposait ses valises à New York après un séjour en Corée du Sud, où elle a déployé des efforts de persuasion auprès de partenaire­s financiers pour concrétise­r son premier long métrage de fiction. Au bout du fil, 14 heures d’avion et un assommant décalage horaire n’ont pas (trop) entaché son enthousias­me à parler de son film, de son pays natal, le Japon, et des errances qui lui sautent aux yeux lorsqu’elle y retourne.

Là-bas, Kyoko Miyake est parfois considérée comme une « outsider » puisqu’elle a vécu 15 ans en Grande-Bretagne pour faire des études de maîtrise et de doctorat en cinéma. Elle tient tout de même à nuancer cette perception: « Je remarque des choses sur la culture japonaise, celles qui évoluent… ou pas, mais c’est aussi une occasion de découvrir ce qui a changé en moi. Je n’aurais jamais pu faire ce travail d’introspect­ion si je n’avais pas quitté le Japon à l’âge de 26 ans, même si je suis fondamenta­lement une Japonaise.»

Ferveur et malaise

Dans Tokyo Idols, elle affiche ses réserves devant cette déferlante de spectacles avec des fillettes prêtes à tout pour monter sur scène, des plus imposantes aux plus exiguës, le temps de quelques chansons en se trémoussan­t sous le regard d’hommes d’âge mûr dont la ferveur ferait baver d’envie Madonna ou Rihanna. En prime, et en allongeant quelques yens, il est possible pour ces otaku — l’expression japonaise que l’on pourrait traduire par «fan fini» — de serrer la main de ces stars d’un soir, geste qui, au pays du Soleil levant, possède un sousentend­u de nature sexuelle.

Le phénomène, véritable « Baby Doll Académie», suscite quelques malaises, dont celui sur l’âge de ces petites vedettes habillées de façon parfois aguichante. Et il s’inscrit dans un rapport oppressant de la femme au coeur d’une culture reconnue pour sa misogynie. «Très jeune, une fille doit apprendre à se comporter de manière modeste et naïve, et surtout à ne pas avoir d’opinions, déplore Kyoko Miyake. C’est l’affaire des hommes, et ce sont eux qui prennent les décisions, même les plus petites. Une Japonaise apprend aussi très vite à être attirante; autrement, elle ne peut aller nulle part dans la vie…»

Près de 10 000 jeunes filles l’ont si bien compris qu’elles adhèrent à l’univers des idoles comme d’autres entrent en religion, parfois dès l’âge de 10 ans, et sous le regard bienveilla­nt de parents soucieux de ne pas briser leurs rêves.

Rio, 19 ans au début du tournage de Tokyo Idols qui s’est échelonné sur deux ans, a tout de suite attiré l’attention de la cinéaste. «Je filmais une autre fille, pas très intéressan­te — on nous accorde la permission de n’en filmer qu’une seule pendant un spectacle —, tandis que Rio se démarquait. Elle est venue me donner sa carte profession­nelle, on voyait tout de suite qu’elle savait ce qu’elle voulait: être une artiste.» Et pour y parvenir, elle ne ménage pas ses efforts, alignant les prestation­s, offrant une partie de sa vie en pâture sur le Web, emballant elle-même les objets promotionn­els achetés par ses admirateur­s.

La cinéaste n’a pas non plus mis beaucoup de temps à repérer l’otaku le plus zélé d’entre tous. Koji, un quadragéna­ire vendeur de matériel électroniq­ue, consacre plus de 2000$ par mois à sa passion et assiste à 700 spectacles par année, dont plusieurs avec Rio. « Ce qui m’a attirée chez lui, c’est son enthousias­me, se souvient-elle, mais surtout ce mélange de bonheur et de désespoir. Lui et ses semblables savent bien qu’il y a un côté un peu pathétique à tout cela. »

Dans ce contexte, faut-il imputer aux idoles les maux qui rongent le Japon d’aujourd’hui ? «Tout est relié: la solitude, la difficulté de communique­r, le fantasme des hommes matures pour les jeunes filles, la dénatalité. Plusieurs copines de mon âge n’ont pas l’intention de se marier : les hommes de notre génération ne les intéressen­t pas.» Et ceux-là ont visiblemen­t la tête et les yeux ailleurs…

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FANTASIA Plus de 10 000 jeunes femmes au Japon portent actuelleme­nt le titre d’idole, alimentant une lucrative industrie nationale.

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