Baby Doll Académie
Derrière la pop sucrée du monde des «idoles», Kyoko Miyake expose un malaise japonais
Des adolescentes rêvent de devenir des vedettes: rien d’original puisque tous les pays industrialisés fabriquent à la tonne des émissions de télévision destinées à nourrir ce fantasme. Le phénomène prend toutefois une ampleur insoupçonnée au Japon avec la mode des «idoles», ces fillettes qui se dandinent au son d’une musique pop sucrée. Un jeu pas si innocent, et très lucratif, qu’a voulu explorer la documentariste Kyoko Miyake dans Tokyo Idols, présenté dans le cadre de Fantasia (à guichets fermés), et en salle à Montréal et à Québec à partir de vendredi.
Quelques jours avant sa venue à Montréal, Kyoko Miyake déposait ses valises à New York après un séjour en Corée du Sud, où elle a déployé des efforts de persuasion auprès de partenaires financiers pour concrétiser son premier long métrage de fiction. Au bout du fil, 14 heures d’avion et un assommant décalage horaire n’ont pas (trop) entaché son enthousiasme à parler de son film, de son pays natal, le Japon, et des errances qui lui sautent aux yeux lorsqu’elle y retourne.
Là-bas, Kyoko Miyake est parfois considérée comme une « outsider » puisqu’elle a vécu 15 ans en Grande-Bretagne pour faire des études de maîtrise et de doctorat en cinéma. Elle tient tout de même à nuancer cette perception: « Je remarque des choses sur la culture japonaise, celles qui évoluent… ou pas, mais c’est aussi une occasion de découvrir ce qui a changé en moi. Je n’aurais jamais pu faire ce travail d’introspection si je n’avais pas quitté le Japon à l’âge de 26 ans, même si je suis fondamentalement une Japonaise.»
Ferveur et malaise
Dans Tokyo Idols, elle affiche ses réserves devant cette déferlante de spectacles avec des fillettes prêtes à tout pour monter sur scène, des plus imposantes aux plus exiguës, le temps de quelques chansons en se trémoussant sous le regard d’hommes d’âge mûr dont la ferveur ferait baver d’envie Madonna ou Rihanna. En prime, et en allongeant quelques yens, il est possible pour ces otaku — l’expression japonaise que l’on pourrait traduire par «fan fini» — de serrer la main de ces stars d’un soir, geste qui, au pays du Soleil levant, possède un sousentendu de nature sexuelle.
Le phénomène, véritable « Baby Doll Académie», suscite quelques malaises, dont celui sur l’âge de ces petites vedettes habillées de façon parfois aguichante. Et il s’inscrit dans un rapport oppressant de la femme au coeur d’une culture reconnue pour sa misogynie. «Très jeune, une fille doit apprendre à se comporter de manière modeste et naïve, et surtout à ne pas avoir d’opinions, déplore Kyoko Miyake. C’est l’affaire des hommes, et ce sont eux qui prennent les décisions, même les plus petites. Une Japonaise apprend aussi très vite à être attirante; autrement, elle ne peut aller nulle part dans la vie…»
Près de 10 000 jeunes filles l’ont si bien compris qu’elles adhèrent à l’univers des idoles comme d’autres entrent en religion, parfois dès l’âge de 10 ans, et sous le regard bienveillant de parents soucieux de ne pas briser leurs rêves.
Rio, 19 ans au début du tournage de Tokyo Idols qui s’est échelonné sur deux ans, a tout de suite attiré l’attention de la cinéaste. «Je filmais une autre fille, pas très intéressante — on nous accorde la permission de n’en filmer qu’une seule pendant un spectacle —, tandis que Rio se démarquait. Elle est venue me donner sa carte professionnelle, on voyait tout de suite qu’elle savait ce qu’elle voulait: être une artiste.» Et pour y parvenir, elle ne ménage pas ses efforts, alignant les prestations, offrant une partie de sa vie en pâture sur le Web, emballant elle-même les objets promotionnels achetés par ses admirateurs.
La cinéaste n’a pas non plus mis beaucoup de temps à repérer l’otaku le plus zélé d’entre tous. Koji, un quadragénaire vendeur de matériel électronique, consacre plus de 2000$ par mois à sa passion et assiste à 700 spectacles par année, dont plusieurs avec Rio. « Ce qui m’a attirée chez lui, c’est son enthousiasme, se souvient-elle, mais surtout ce mélange de bonheur et de désespoir. Lui et ses semblables savent bien qu’il y a un côté un peu pathétique à tout cela. »
Dans ce contexte, faut-il imputer aux idoles les maux qui rongent le Japon d’aujourd’hui ? «Tout est relié: la solitude, la difficulté de communiquer, le fantasme des hommes matures pour les jeunes filles, la dénatalité. Plusieurs copines de mon âge n’ont pas l’intention de se marier : les hommes de notre génération ne les intéressent pas.» Et ceux-là ont visiblement la tête et les yeux ailleurs…