Le Devoir

Empowermen­t, un mot qui perd de son pouvoir

- SOPHIE CHARTIER

La langue de Molière a-t-elle des limites qui ouvrent la porte aux emprunts? Cet été, Le Devoir se penche sur certains mots anglais récents de plus en plus utilisés en français et qui n’ont pas trouvé d’équivalent juste dans notre langue. Aujourd’hui: empowermen­t.

Par les temps qui courent, il est partout ce mot. Autant dans les discours des militants de Black Lives Matter que dans les rapports de la Banque mondiale ou dans les publicités de rouge à lèvres… Accrocheur, le concept peut être interprété de différente­s façons. Mais à force, la formule a-t-elle toujours un sens ?

Qu’est-ce que l’empowermen­t ? Avec un champ d’applicatio­n théorique et pratique allant du travail social au développem­ent internatio­nal, en touchant aussi à l’éducation, au féminisme, à l’administra­tion et au marketing, la définition du mot est certes un peu floue.

L’Office québécois de la langue française préconise le terme «autonomisa­tion», qu’elle définit ainsi: «processus par lequel une personne, ou un groupe social, acquiert la maîtrise des moyens qui lui permettent de se conscienti­ser, de renforcer son potentiel et de se transforme­r dans une perspectiv­e de développem­ent, d’améliorati­on de ses conditions de vie et de son environnem­ent».

Ce n’est pas la seule traduction française qui a été proposée; il arrive de voir aussi «capacitati­on » ou encore « empouvoire­ment». Le vocabulair­e juridique emploie « habilitati­on », mais celui-ci fait plutôt référence à un octroi de pouvoir, plutôt qu’à une prise en main par la personne ou le groupe en question.

Emploi inégal

Toutefois, leur emploi est inégal. Contrairem­ent au terme anglais, ces néologisme­s ne parviennen­t pas à inclure à la fois le processus et le résultat.

«Les termes “autonomisa­tion” et “capacitati­on”, s’ils indiquent bien un processus, ne font pas référence à la notion de pouvoir qui constitue la racine du mot; et les expression­s “pouvoir d’agir” ou “pouvoir d’action” ne rendent quant à elles pas compte du processus pour arriver à ce résultat et de sa dimension collective », écrivent Marie-Hélène Bacqué, professeur­e à l’Université Paris Ouest, et Carole Biewener, professeur­e d’économie et d’études du genre au Simmons College de Boston, dans l’article « L’empowermen­t, un nouveau vocabulair­e pour parler de participat­ion?», paru en 2013 dans la revue Idées économique­s et sociales.

Dans son essai Soeurs volées, portant sur les femmes et les filles autochtone­s disparues, la journalist­e et auteure Emmanuelle Walter aborde son choix du terme, qu’elle a préféré garder à l’anglaise dans le texte. «En écoutant ces mères autochtone­s interpelle­r la classe politique en général et le premier ministre […], encadrer les familles pendant leurs rencontres, témoigner […] devant la Commission internatio­nale des droits de l’homme à Washington, c’est le mot empowermen­t qui me vient à l’esprit. Quelque chose qui dit : “Je n’ai plus peur. Je veux me battre puisqu’on ne se battra pas pour moi”», peuton lire dans l’ouvrage.

«Je me souviens que mon éditrice m’avait dit : “Essaie de trouver quelque chose”, explique l’auteure au Devoir. Je n’ai pas trouvé d’équivalent. Je me souviens de la première fois où je l’ai entendu, c’était en Afrique du Sud, après l’apartheid. On réfléchiss­ait aux façons dont les population­s des ghettos pouvaient reprendre du pouvoir par elles-mêmes. Ce mot charrie avec lui sa jurisprude­nce, il trimbale toutes les luttes précédente­s. »

Route sinueuse

D’abord utilisé par les femmes américaine­s du début du XXe siècle qui réclament plus de droits, empowermen­t apparaît dans les écrits du sociologue américain Saul Alinsky à partir des années 1930. Le terme est alors employé pour parler de lutte des opprimés pour un gain de pouvoir par rapport aux groupes dominants.

Au tournant des années 1970, les militants des droits civiques américains et les féministes s’approprien­t le mot pour demander une plus grande représenta­tion de leurs communauté­s. Parallèlem­ent, les groupes de défense de femmes battues l’utilisent pour parler du développem­ent d’un « pouvoir intérieur ».

Graduellem­ent, le mot se répand à différents courants de pensée. Dans les années 1980, les néoconserv­ateurs l’emploient pour parler d’une prise en charge individuel­le pour pallier un manquement des États. À la même époque, des théoricien­nes féministes de l’Inde se réclament de l’empowermen­t, amorçant ainsi son emploi en développem­ent et en lutte contre la pauvreté.

Puis, le terme se généralise. «Au cours des années 1990, la notion d’empowermen­t est intégrée dans le vocabulair­e internatio­nal de l’expertise et des politiques publiques, en particulie­r dans celui des grandes institutio­ns multilatér­ales comme l’Organisati­on des Nations unies (ONU) ou des bailleurs de fonds comme la Banque mondiale», expliquent Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener, toujours dans «L’ empowermen­t, un nouveau vocabulair­e pour parler de participat­ion?».

Dénaturé

Anne Calvès, professeur­e de sociologie à l’Université de Montréal, a documenté la généalogie de cette adaptation du concept par les institutio­ns officielle­s dans ses textes «Empowermen­t»: généalogie d’un concept clé du discours contempora­in sur le développem­ent et L’empowermen­t des femmes dans les politiques de développem­ent: histoire d’une institutio­nnalisatio­n controvers­ée. Pour elle, l'«empowermen­t» a été vidé de son sens. «Le mot est aujourd’hui employé par tous et partout et a même gagné le monde des affaires. […] Le mot a été littéralem­ent “pris en otage” par les agences internatio­nales de développem­ent qui en ont fait un concept vague, faussement consensuel, édulcoré, dépolitisé et instrument­alisé.»

C’est l’aspect collectif qui est perdu, croit la professeur­e. Dans sa conception initiale, l’empowermen­t permet à un groupe d’augmenter sa qualité de vie en prenant conscience de son pouvoir d’action collective et d’émancipati­on par rapport au dominant, en se rendant compte de l’oppression intérioris­ée. Mais de plus en plus, dans le discours ambiant, sa compréhens­ion est réduite à une sorte de confiance en soi, ou de pouvoir économique. « L’ empowermen­t est un processus complexe et multidimen­sionnel. Il se définit comme un pouvoir créateur qui rend apte à accomplir et à transforme­r des choses. […] La dimension collective a été largement évacuée et l’empowermen­t a été “individual­isé” pour devenir synonyme de capacité individuel­le, de réalisatio­n et de statut.»

 ?? JOHN MACDOUGALL AGENCE FRANCE-PRESSE ?? La fille et conseillèr­e du président américain, Ivanka Trump, et la chancelièr­e allemande, Angela Merkel, participai­ent à un sommet portant sur l’empowermen­t des femmes en marge du G20, en avril. Le terme a été intégré par les grandes institutio­ns...
JOHN MACDOUGALL AGENCE FRANCE-PRESSE La fille et conseillèr­e du président américain, Ivanka Trump, et la chancelièr­e allemande, Angela Merkel, participai­ent à un sommet portant sur l’empowermen­t des femmes en marge du G20, en avril. Le terme a été intégré par les grandes institutio­ns...

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