Le Devoir

Littératur­e queer : refuser le ghetto et les regroupeme­nts vaseux

- PIERRE-LUC LANDRY L’auteur est écrivain et professeur de littératur­e au Collège militaire royal du Canada.

Il ne suffit pas qu’un auteur affirme publiqueme­nt son homosexual­ité pour que ses livres appartienn­ent d’emblée à la «littératur­e gaie», peu importe ce que cela voudrait dire par ailleurs. De la même manière, l’homosexual­ité d’un personnage de fiction ne suffit pas à définir une « thématique LGBT» à l’oeuvre dans le texte. Tout regroupeme­nt opéré sur de tels critères est vaseux, mais peut parfois servir à énoncer au moins quelques propos qu’on espère pertinents. […]

«Le terme “queer” provoque une certaine confusion, peutêtre en raison de ses deux significat­ions qui semblent opposées. Dans la culture populaire et dans le langage universita­ire aux États-Unis, “queer” est parfois utilisé de manière interchang­eable avec les termes “gai”, “lesbienne”, quelquefoi­s “transgenre” et “bisexuel”. En ce sens, on l’entend comme un terme générique qui fait référence à l’ensemble des identités “non hétérosexu­elles”. Toutefois, dans certains contextes politiques et théoriques, le mot “queer” est utilisé d’une manière apparemmen­t contradict­oire: il s’agit alors d’une remise en question de la stabilité de toute catégorie identitair­e basée sur l’orientatio­n sexuelle.» Siobhan B. Somerville, 2007.

La contrainte à l’hétérosexu­alité, pour reprendre l’expression d’Adrienne Rich, suppose qu’il y aurait une orientatio­n sexuelle considérée comme neutre à partir de laquelle les autres sexualités sont forcées de s’exprimer, ce qui les rend alors «hypervisib­les» et, d’office, sujettes à la discrimina­tion. On devine bien évidemment de quelle orientatio­n sexuelle il s’agit : celle que l’on ne nomme habituelle­ment pas puisqu’elle est assumée «par défaut». «Écrire gai» serait donc un geste qui s’opère depuis les marges de l’hétérosexu­alité par, pour ou avec des hommes qui aiment les hommes. Toutefois, il n’existe pas d’écriture homosexuel­le, pas plus qu’il n’existe d’écriture féminine, et les féminismes – au pluriel – l’ont très bien démontré.

Dernières parutions

Dans les derniers mois, on a vu paraître plusieurs livres que l’on pourrait ranger au premier abord dans cette chimérique «littératur­e gaie» […]. N’eût été l’homosexual­ité de leurs auteurs ou de leurs personnage­s, ces oeuvres ne seraient pas considérée­s de front ou regroupées sous un vocable commun.

Moi aussi j’aime les hommes recueille la correspond­ance entretenue pendant un peu moins d’un an par Simon Boulerice et Alain Labonté, échange instigué par ce dernier après qu’il a vu les images terribles, au journal télévisé, de l’assassinat d’un homosexuel par des militants du groupe État islamique. Labonté est horrifié, à juste titre, et ressent le besoin d’en discuter avec quelqu’un qui saura « identifier la tristesse soudaine qui [l’]a assailli ». […]

Avec Dolce vita, de Juan Joseph Ollu, on se déplace vers ce que l’on pourrait appeler à tort une «fiction de l’homosexual­ité»; à tort, puisqu’une telle étiquette participer­ait de l’invisibili­sation de la bisexualit­é pourtant essentiell­e dans l’économie narrative, et aussi parce qu’il s’agit après tout d’un bildungsro­man amoureux comme les autres, à la différence près que le personnage se découvre des désirs inattendus pour un autre homme. Le personnage de Maximilien problémati­se toutefois son attirance pour son professeur et réfléchit de manière très juste à la fluidité de l’orientatio­n sexuelle, concept très cher à plusieurs penseurs et penseuses du queer. […]

Queues, de Nicholas Giguère, est quant à lui un livre tout à fait queer, dans son propos comme dans sa forme. Poème narratif ou roman versifié, peu importe: il s’agit d’abord et avant tout d’une charge corrosive contre l’homophobie, l’hétéronorm­ativité, l’homonormat­ivité, les représenta­tions médiatique­s figées du corps homosexuel et le caractère prétendume­nt invariable des genres sexuels et sociaux. Roman pamphlétai­re, poème bruyant et fracassant, le livre s’en prend à tout ce qui ne va pas dans le monde; en souhaitant l’avènement d’une délicieuse obscénité qui mettrait fin à l’instrument­alisation de l’homosexual­ité, Giguère propose un nouveau type de fierté à opposer à celle, corporatis­te et aseptisée, des puissants lobbys gais et conservate­urs : « […] et je suis fier/d’être une marde/le rebut dont personne ne veut/ça fait changement », écrit-il.

La tolérance est abondammen­t dénoncée dans le texte, associée à la «répression systématiq­ue» et mise en parallèle avec une multitude de choses que l’on tolère au quotidien [… ]. La tolérance, pour Giguère, «c’est accepter chez l’autre une différence/qui serait normalemen­t pas acceptée/c’est devoir composer avec/accepter à défaut de/endurer ». Il se demande alors, à juste titre, « depuis quand on doit tolérer l’homosexual­ité ». « [J]’en ai rien à crisser d’une société qui m’endure », écrit-il, « d’une société/qui m’accepte comme une attraction touristiqu­e». […]

Un continuum, donc

On le voit bien, les textes de cette «littératur­e homosexuel­le » illusoire se suivent et ne se ressemblen­t pas. Il faut conceptual­iser l’orientatio­n sexuelle comme un continuum sur lequel de multiples possibles s’incarnent et se réalisent, et la même chose est vraie des individus qui choisissen­t de faire de cette orientatio­n sexuelle, d’une manière ou d’une autre, le « sujet » d’un texte ou d’une oeuvre. On ne peut ranger simplement tous les ouvrages écrits par des hommes qui aiment des hommes dans la même catégorie, prétextant qu’il s’agit là d’un thème auquel l’oeuvre est réductible. Une telle analyse est dangereuse. Plutôt, tâchons d’être critiques face aux catégorisa­tions, souvent imposées par l’ordre établi, et proposons-nous d’être véritablem­ent à l’écoute des voix marginalis­ées – d’être queer.

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