Littérature queer : refuser le ghetto et les regroupements vaseux
Il ne suffit pas qu’un auteur affirme publiquement son homosexualité pour que ses livres appartiennent d’emblée à la «littérature gaie», peu importe ce que cela voudrait dire par ailleurs. De la même manière, l’homosexualité d’un personnage de fiction ne suffit pas à définir une « thématique LGBT» à l’oeuvre dans le texte. Tout regroupement opéré sur de tels critères est vaseux, mais peut parfois servir à énoncer au moins quelques propos qu’on espère pertinents. […]
«Le terme “queer” provoque une certaine confusion, peutêtre en raison de ses deux significations qui semblent opposées. Dans la culture populaire et dans le langage universitaire aux États-Unis, “queer” est parfois utilisé de manière interchangeable avec les termes “gai”, “lesbienne”, quelquefois “transgenre” et “bisexuel”. En ce sens, on l’entend comme un terme générique qui fait référence à l’ensemble des identités “non hétérosexuelles”. Toutefois, dans certains contextes politiques et théoriques, le mot “queer” est utilisé d’une manière apparemment contradictoire: il s’agit alors d’une remise en question de la stabilité de toute catégorie identitaire basée sur l’orientation sexuelle.» Siobhan B. Somerville, 2007.
La contrainte à l’hétérosexualité, pour reprendre l’expression d’Adrienne Rich, suppose qu’il y aurait une orientation sexuelle considérée comme neutre à partir de laquelle les autres sexualités sont forcées de s’exprimer, ce qui les rend alors «hypervisibles» et, d’office, sujettes à la discrimination. On devine bien évidemment de quelle orientation sexuelle il s’agit : celle que l’on ne nomme habituellement pas puisqu’elle est assumée «par défaut». «Écrire gai» serait donc un geste qui s’opère depuis les marges de l’hétérosexualité par, pour ou avec des hommes qui aiment les hommes. Toutefois, il n’existe pas d’écriture homosexuelle, pas plus qu’il n’existe d’écriture féminine, et les féminismes – au pluriel – l’ont très bien démontré.
Dernières parutions
Dans les derniers mois, on a vu paraître plusieurs livres que l’on pourrait ranger au premier abord dans cette chimérique «littérature gaie» […]. N’eût été l’homosexualité de leurs auteurs ou de leurs personnages, ces oeuvres ne seraient pas considérées de front ou regroupées sous un vocable commun.
Moi aussi j’aime les hommes recueille la correspondance entretenue pendant un peu moins d’un an par Simon Boulerice et Alain Labonté, échange instigué par ce dernier après qu’il a vu les images terribles, au journal télévisé, de l’assassinat d’un homosexuel par des militants du groupe État islamique. Labonté est horrifié, à juste titre, et ressent le besoin d’en discuter avec quelqu’un qui saura « identifier la tristesse soudaine qui [l’]a assailli ». […]
Avec Dolce vita, de Juan Joseph Ollu, on se déplace vers ce que l’on pourrait appeler à tort une «fiction de l’homosexualité»; à tort, puisqu’une telle étiquette participerait de l’invisibilisation de la bisexualité pourtant essentielle dans l’économie narrative, et aussi parce qu’il s’agit après tout d’un bildungsroman amoureux comme les autres, à la différence près que le personnage se découvre des désirs inattendus pour un autre homme. Le personnage de Maximilien problématise toutefois son attirance pour son professeur et réfléchit de manière très juste à la fluidité de l’orientation sexuelle, concept très cher à plusieurs penseurs et penseuses du queer. […]
Queues, de Nicholas Giguère, est quant à lui un livre tout à fait queer, dans son propos comme dans sa forme. Poème narratif ou roman versifié, peu importe: il s’agit d’abord et avant tout d’une charge corrosive contre l’homophobie, l’hétéronormativité, l’homonormativité, les représentations médiatiques figées du corps homosexuel et le caractère prétendument invariable des genres sexuels et sociaux. Roman pamphlétaire, poème bruyant et fracassant, le livre s’en prend à tout ce qui ne va pas dans le monde; en souhaitant l’avènement d’une délicieuse obscénité qui mettrait fin à l’instrumentalisation de l’homosexualité, Giguère propose un nouveau type de fierté à opposer à celle, corporatiste et aseptisée, des puissants lobbys gais et conservateurs : « […] et je suis fier/d’être une marde/le rebut dont personne ne veut/ça fait changement », écrit-il.
La tolérance est abondamment dénoncée dans le texte, associée à la «répression systématique» et mise en parallèle avec une multitude de choses que l’on tolère au quotidien [… ]. La tolérance, pour Giguère, «c’est accepter chez l’autre une différence/qui serait normalement pas acceptée/c’est devoir composer avec/accepter à défaut de/endurer ». Il se demande alors, à juste titre, « depuis quand on doit tolérer l’homosexualité ». « [J]’en ai rien à crisser d’une société qui m’endure », écrit-il, « d’une société/qui m’accepte comme une attraction touristique». […]
Un continuum, donc
On le voit bien, les textes de cette «littérature homosexuelle » illusoire se suivent et ne se ressemblent pas. Il faut conceptualiser l’orientation sexuelle comme un continuum sur lequel de multiples possibles s’incarnent et se réalisent, et la même chose est vraie des individus qui choisissent de faire de cette orientation sexuelle, d’une manière ou d’une autre, le « sujet » d’un texte ou d’une oeuvre. On ne peut ranger simplement tous les ouvrages écrits par des hommes qui aiment des hommes dans la même catégorie, prétextant qu’il s’agit là d’un thème auquel l’oeuvre est réductible. Une telle analyse est dangereuse. Plutôt, tâchons d’être critiques face aux catégorisations, souvent imposées par l’ordre établi, et proposons-nous d’être véritablement à l’écoute des voix marginalisées – d’être queer.
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