Le Devoir

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- JEAN-PIERRE SIROIS-TRAHAN Professeur de cinéma à l’Université Laval, et directeur de

LNouvelles Vues* e Cyclorama est à vendre. S’il était vendu et démantelé, ce serait une catastroph­e, une véritable honte. Ce panorama circulaire, qui serait le plus grand du XIXe siècle, est le seul encore existant au Canada. Il s’agit d’une toile géante installée dans une rotonde, représenta­nt Jérusalem et la Passion du Christ.

Alors que les panoramas vivent un nouvel âge d’or dans le monde (Rouen vient d’en ouvrir un) et qu’ils intéressen­t de plus en plus les chercheurs et les amateurs, il faut sauver ce trésor national et internatio­nal.

Dans le monde, il ne reste qu’une douzaine de panoramas géants du XIXe siècle. Le Québec a la chance d’en avoir un, et l’un des plus beaux. Il ne reste aucun des nombreux panoramas que comptait la France. Alors qu’il y en avait des dizaines à l’époque, on n’en trouve plus que trois complets en Amérique du Nord (Gettysburg, Atlanta et Québec, à Sainte-Anne-de-Beaupré).

Toronto et Chicago ont laissé les leurs être détruits. À Boston, il ne reste que la carcasse; la toile a disparu. Aux États-Unis, les deux derniers panoramas sont considérés à juste titre comme des «American treasures». Au Québec, va-t-on laisser ce précieux témoin du passé être perdu ?

Spectacles

Le panorama a une importance capitale dans l’histoire des spectacles. C’est un art populaire qui préfigure le cinéma sur bien des aspects: art des foules, oeuvre collective, gigantisme et réalisme de la représenta­tion, etc. Il anticipe plusieurs genres: la reconstitu­tion historique, les actualités, les films de guerre et, en l’occurrence, le péplum biblique.

Comme dispositif immersif, le Cyclorama de Sainte-Anne est l’ancêtre de Dans le labyrinthe présenté à Expo 67, des théâtres IMAX, du dôme de la Société des arts technologi­ques, des films 3D et des casques de réalité virtuelle. Il est le témoin historique d’une expertise québécoise et canadienne dans le domaine.

De 1889 à 1894, il était sis à Montréal, rue Sainte-Catherine, à l’angle de Saint-Urbain (devant l’actuel TNM). Son maître d’oeuvre est un certain Ernest Pierpont de Chicago, assisté du Montréalai­s J.-A.-U. Baudry, avec une équipe de sept peintres «new-yorkais». Le Cyclorama est un remake modifié, plus complexe, d’un panorama munichois de Bruno Piglhein, utilisé comme référence. On inaugure l’édifice le 4 février 1889, à temps pour le Carnaval d’hiver. Vers 1895, on déménage la toile à Sainte-Anne-deBeaupré par bateau. On peut imaginer la scène et mesurer l’incroyable défi que représente le transport intègre de ce «monument».

Trompe-l’oeil

Le Cyclorama de Jérusalem est sans doute la plus grande toile académique au monde. On parle de près de 17 000 pieds carrés peints avec la minutie d’un trompe-l’oeil. Ce gigantisme fait partie de son expérience déstabilis­ante. Certes, plusieurs de ses parties, véritables morceaux de bravoure, pourraient être exposées dans un musée. Mais cette peinture n’est pas un tableau. Cette toile géante n’a de sens qu’en tant que dispositif immersif dans sa rotonde.

N’être jamais entré au Cyclorama ne peut donner qu’une faible idée de son effet. Aucune photograph­ie, aucun film ne peut en donner une idée fidèle. J’ai souvent invité des professeur­s étrangers qui en sont sortis émerveillé­s. Avec son «aura» particuliè­re due notamment à un travail exceptionn­el de l’éclairage (tant pictural que théâtral), le Cyclorama plonge dans un passé double, celui de la Belle Époque et celui de la Palestine biblique.

Il faut imaginer le flâneur de la rue Sainte-Catherine entrer dans cette machine à explorer le temps, téléporté au temps du Christ. Le rendu est si précis qu’on peut voir des personnage­s dans les rues de Jérusalem avec de longues vues et non à l’oeil nu! Selon La Minerve du 4 février 1889 : «C’est un spectacle vraiment frappant, car on se croirait réellement présent à la scène d’autrefois.»

À une époque où il n’y avait pas de cinéma et de télévision, le Cyclorama offrait un accès vers les mondes lointains, éduquant les masses. Baudelaire disait des panoramas que « [leur] magie brutale et énorme sait m’imposer une utile illusion ».

Désaffecti­on

Depuis 1889, des milliers, sinon des millions de spectateur­s ont goûté à ce spectacle à Montréal et en banlieue de Québec. La dévotion pour «la bonne sainte Anne» a sauvé le Cyclorama pendant 122 ans sur la Côte-de-Beaupré; la désaffecti­on envers la religion pourrait aussi causer sa perte.

Notre rapport trouble à notre passé religieux n’aide pas la cause. Beaucoup de gens n’y sont jamais entrés, pensant qu’il ne s’agit que d’un spectacle religieux (ou pire, un vélodrome). Il s’agit de bien plus que cela: une oeuvre d’art unique, grandiose et complexe, au charme qui opère toujours.

Déménager le Cyclorama le détruirait sans doute. On ne déplace pas une telle toile aisément (on peut imaginer les coûts d’une telle opération). De plus, la toile ne peut être gardée intacte que dans une bâtisse semblable : le système spécial d’aération la préserve des variations de l’humidité, et notre saison froide (le Cyclorama n’est pas chauffé l’hiver) le sauve des insectes friands de tissu. La faire sortir du pays serait brader un patrimoine culturel de première importance. Le Cyclorama forme depuis toujours un ensemble avec la basilique — ils sont consubstan­tiels. Les séparer défigurera­it le site.

La famille Blouin, qui possède le Cyclorama, n’est pas en cause; elle l’a porté à bout de bras pendant des décennies et elle a le droit de passer à autre chose. Il faut que ce patrimoine collectif soit racheté par l’État à un prix juste et raisonnabl­e.

Il faut bien avouer que sa présentati­on pourrait être grandement améliorée. Pourquoi ne pas en faire une annexe d’un musée des beaux-arts pour sa mise en valeur? Les espaces pourraient accueillir des exposition­s sur les trompe-l’oeil et l’immersion. Pourquoi ne pas se servir des casques virtuels pour diversifie­r l’expérience tout en préservant sa fonction religieuse?

Eu égard au devoir de mémoire, les Québécois doivent prendre conscience de la perte irrémédiab­le que constituer­ait le démantèlem­ent du Cyclorama. J’en appelle donc au ministère de la Culture pour qu’il soit classé monument historique, maintenu sur son site et mis en valeur.

* Appuient la demande de sauvegarde du Cyclorama : François Albera (revue 1895, France); Martin Barnier (Université de Lyon 2) ; Julie Beaulieu (Université Laval, Québec) ; Jason Béliveau (Antitube, Québec); Mireille Berton (Université de Lausanne); Olivier Bilodeau (Festival de cinéma de la ville de Québec) ; Livio Belloï (Université de Liège) ; Ian Christie (Birkbeck College, Londres) ; Maxime Coulombe (Université Laval) ; Luc Courchesne (SAT, Montréal); Sean Cubitt (Université de Londres); Bruno Dequen (Revue 24 images, Montréal) ; Philippe Dubé (Université Laval) ; Patrick Désile (CNRS, Paris). La liste complète des appuis est publiée sur nos plateforme­s numériques.

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FRANCIS VACHON LE DEVOIR Le Cyclorama de Jérusalem est sans doute la plus grande toile académique au monde. On parle de près de 17 000 pieds carrés peints avec la minutie d’un trompe-l’oeil.

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