Le Devoir

Traque créative des tags néonazis à Berlin

Avec #Paintback, des citoyens répondent avec humour et amour à la haine

- OCÉANE LAZE DEBORAH COLE à Berlin

Un habitant du quartier pousse la porte d’une boutique de street art berlinoise. Il a besoin d’une bombe de peinture. C’est pour une urgence.

« Le type n’avait pas l’apparence d’un artiste de rue, donc je lui ai demandé ce qu’il voulait en faire. Il m’a répondu que c’était pour recouvrir une croix gammée qu’il venait de découvrir peinte sur une aire de jeux», explique Ibo Omari, le propriétai­re de la boutique.

C’est un déclic pour ce Berlinois d’origine libanaise. Il convoque alors quelques amis et des jeunes du quartier pour lancer une contre-offensive et devient animateur du mouvement #Paintback.

«On était vraiment choqués que quelqu’un ait pu faire ça [peindre une croix gammée], surtout ici, à Schöneberg, quartier bourgeois, familial et mixte de l’ouest de Berlin, se souvient-il. On a pas mal réfléchi à ce qu’on pouvait faire devant ce genre d’acte haineux, puis on s’est dit : on va répondre avec humour et amour. »

La campagne pour détourner avec malice ces graffitis néonazis, dont la présence est d’autant plus choquante dans l’ancien centre du pouvoir hitlérien, était née. C’était en 2016. «On a choisi des dessins mignons et un peu provocants, la plupart réalisés par des ados. Comme ça, n’importe qui, même s’il n’est pas un profession­nel, peut le reproduire», raconte Ibo Omari, 37 ans.

La haine en hausse

Et il y a de quoi faire. Les graffitis de croix gammées, pourtant interdits, sont en recrudesce­nce sur les façades des immeubles berlinois. La haine envers les migrants monte dans la ville et dans tout le pays depuis 2015, après l’arrivée en Allemagne de plus d’un million de demandeurs d’asile.

Selon les services de renseignem­ent allemands, les agressions répondant à des motivation­s politiques — dont un tiers relevant de la «haine raciale »— ont augmenté de 7% l’an dernier.

«En tant qu’artistes urbains, nous voulions envoyer un message: vous usurpez le tag. Le graffiti n’a rien à voir avec le racisme, c’est une histoire de diversité, multicolor­e, c’est une formation morale qui permet aux jeunes de s’exprimer, d’être créatifs et de sortir de la rue.»

Dans le QG de #Paintback, une pièce tapissée de couverture­s d’albums de rap, les adolescent­s peaufinent leurs dessins, cherchent quels détourneme­nts ils vont bien pouvoir utiliser, se servant de la croix gammée comme trame de départ. Une chouette, un moustique, un lapin qui tire la langue, un cube Rubik, un chat au bord d’une fenêtre… leur inspiratio­n est sans limites.

«C’est pas dur de trouver des idées, confirme Klemens Reichelt, 17 ans, qui participe à l’atelier. Ça me plaît bien, car je pense que ces swastikas n’ont rien à faire à Berlin. C’est une ville ouverte sur le monde et c’est ça que je veux défendre», ajoute l’adolescent.

Ibo Omari et une demi-douzaine d’amis encadrent le projet, utilisant les dessins des enfants pour «sublimer» les symboles de haine repérés dans le quartier. Les habitants ont pris l’habitude d’aller trouver Ibo Omari pour lui signaler l’apparition des tags les plus douteux. Il estime que, depuis 2016, une vingtaine de croix gammées ont pu être détournées.

Lutte antiracism­e

Ibo Omari, lui-même fils de réfugiés, est heureux d’avoir pu transforme­r ces irruptions de haine en occasions pour les jeunes du quartier. Selon lui, ces derniers ne demandent qu’à trouver leur place dans la ville, à y laisser la trace de leurs conviction­s.

La pionnière du genre, Irmela Mensah-Schramm, est une militante de 71 ans qui déambule, bombe de peinture à la main, dans la capitale allemande pour recouvrir les tags. Elle a été condamnée l’année dernière par un tribunal berlinois pour vandalisme, mais en juillet, la justice a finalement renoncé à poursuivre cette pasionaria de la lutte antiracism­e.

Ibo Omari, lui, ne veut pas prendre le risque de l’illégalité. Car en Allemagne, la loi interdit l’affichage de symboles nazis, comme la croix gammée, mais ceux qui s’en mêlent, même pour un détourneme­nt, sont aussi passibles de poursuites.

 ?? SOPHIA KEMBOWSKI AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Ibo Omari a eu l’idée de fonder le projet #Paintback pour dissimuler les graffitis néonazis, ici devenus un moustique.
SOPHIA KEMBOWSKI AGENCE FRANCE-PRESSE Ibo Omari a eu l’idée de fonder le projet #Paintback pour dissimuler les graffitis néonazis, ici devenus un moustique.

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