Le Devoir

Plurielle et troublante Autriche

La littératur­e autrichien­ne invite à une réflexion sur le multicultu­ralisme

- MICHEL LAPIERRE

Un malaise frappe aujourd’hui le lien entre l’Occident et l’Islam. L’éclaire l’expression littéraire de la longue, riche mais tragique expérience intercultu­relle de l’Autriche. Le critique W. G. Sebald souligne que l’écrivain juif austro-hongrois Theodor Herzl (1860-1904), promoteur de l’État d’Israël, avait d’abord esquissé «l’utopie d’un État judéo-chrétien » centré à Vienne. Kafka et Joseph Roth donnèrent à ce rêve fou une résonance universell­e.

Né en Bavière, W. G. Sebald (1944-2001) quitta l’Allemagne pour l’Angleterre en 1966 en fuyant, selon lui, une «conspirati­on du silence» sur la Deuxième Guerre mondiale et ce qui l’avait provoquée. Dans son exil politique, il scrute l’idée de patrie chez les écrivains autrichien­s, des XIXe et XXe siècles, même si leur pays s’annexa temporaire­ment à l’Allemagne sous le nazisme.

Selon Sebald, Franz Kafka, dans Le château (écrit en 1922, publié en 1926), confère au roman, véritable énigme, une dimension secrètemen­t messianiqu­e lorsqu’il attribue à K., le personnage principal, la fonction d’arpenteur. Le critique justifie son interpréta­tion en montrant que la langue hébraïque, à laquelle Kafka s’était frotté, associe par homophonie le mot «arpenteur» au verbe «oindre», et ainsi au messie, qui, dans la Bible, signifie «oint du Seigneur».

K., le Juif, étranger au château qui serait l’Occident, aurait cependant la mission tacite d’en prendre la mesure pour participer, comme un levain, à sa libération correspond­ant à celle de toute l’humanité. Cette vision séduisante mais échevelée, Sebald la rapproche avec finesse de celle de Joseph Roth, qui l’amplifie dans son roman La marche de Radetzky (1932) en

«Kafka livre sans doute les remarques les plus profondes qu’on ait faites dans la littératur­e sur la psychologi­e de l’antisémiti­sme Extrait d’Amère patrie

remplaçant la pudeur insondable de Kafka par la glorificat­ion à la fois touchante et satirique de l’empire multiethni­que austro-hongrois en déclin.

D’origine juive comme Kafka, Roth se prétendait catholique, sans fournir la preuve de sa conversion. Pour lui, se réclamer de la religion officielle d’un empire, dont il ne cachait ni la désuétude ni le côté ridicule, témoignait d’un attachemen­t profond à une culture si complexe, si exubérante qu’elle ne pouvait être qu’inclusive.

Conscient de «la relation affective » de Roth avec un «empire oecuméniqu­e», Sebald lui oppose le rapport beaucoup plus critique que Peter Handke entretient avec l’Autriche dans son roman Le recommence­ment (1986). Né d’une mère slovène, donc slave, et d’un père germanique, Handke est tourmenté, comme son personnage principal, slovène lui aussi, par l’hégémonie plus ou moins invisible que le monde germanique étend encore sur l’Europe centrale, malgré l’apparition prochaine de petites nations indépendan­tes.

En Occident, les musulmans sont les nouveaux protagonis­tes de ce très vieux drame où la rivalité avec l’autre se heurte à la fascinatio­n que celui-ci exerce.

 ?? MICHAL CIZEK AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Des passants circulent sous la statue rotative de Franz Kafka, à Prague.
MICHAL CIZEK AGENCE FRANCE-PRESSE Des passants circulent sous la statue rotative de Franz Kafka, à Prague.

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