Le Devoir

Il était une fois Balconvill­e

Petite histoire d’une tradition montréalai­se qui ne dérougit pas

- MARIE-LISE ROUSSEAU

Ils vivent dans l’ombre des escaliers, symbole emblématiq­ue de Montréal qui s’invite jusque sur les cartes postales. Et pourtant, ils méritent eux aussi leur place au soleil. Ils? Les balcons, tout aussi représenta­tifs de notre architectu­re.

«Le balcon fait partie de l’identité du paysage montréalai­s. Il imprime une forte particular­ité aux paysages de rue», soutient le professeur à la Faculté de l’aménagemen­t de l’Université de Montréal Sylvain Paquette.

Cette omniprésen­ce du balcon est propre à Montréal. «Quand on regarde d’autres villes proches pleines de duplex et de triplex, comme Boston et Chicago, on remarque que les balcons y sont très rares », avance le professeur en études urbaines et touristiqu­es à l’UQAM, David Hanna.

Culture populaire

La comédienne Dominique Michel chantait déjà la vie de balcon en 1957: «En veillant sur l’perron, par les beaux soirs d’été… » entonnait-elle dans la chanson populaire justement nommée En veillant sur l’perron.

Ce milieu de vie extérieur a été baptisé Balconvill­e dans les années 1960, notamment par l’écrivain Michel Tremblay, chez les francophon­es, et par le dramaturge David Fennario, du côté des anglophone­s. Ce dernier a d’ailleurs connu un grand succès en 1979 avec sa pièce de théâtre Balconvill­e, dont le récit se déroulait dans Pointe-Saint-Charles.

Il suffit de visionner quelques images d’archives des quartiers ouvriers de Montréal de cette époque

pour constater l’ampleur du phénomène. «Il y avait Balconvill­e, le soir. Les parents l’été sortaient des chaises, s’assoyaient sur le balcon, et se

parlaient de balcon en balcon», se remémorait Michel Tremblay dans la série MTL, diffusée sur Télé-Québec au début de l’été.

Soixante ans plus tard, une petite promenade dans les rues de la métropole confirme que la tradition est encore bien vivante. En cette période estivale, on peut apercevoir sur les balcons des amis trinquer, des lecteurs dévorer un bouquin, ou encore des agriculteu­rs en herbe arroser leur potager urbain.

Recréer la campagne en ville

Si les artistes s’en sont inspirés dans les années 1960, il faut remonter un siècle plus tôt pour assister à la genèse de cette tradition.

Sans connaître l’année précise de leur apparition à Montréal, le professeur Hanna estime que les premiers balcons remontent à la décennie 1860, qui a été marquée par l’arrivée massive de Québécois des campagnes à Montréal, où fleurissai­ent alors plusieurs occasions d’emplois dans les industries de services et dans le secteur ouvrier.

Ces nouveaux citadins ont voulu recréer les galeries qui entouraien­t leur maison de campagne. Pour la petite histoire, ces galeries ont été aménagées pour adapter les résidences de l’époque à l’hiver québécois. «On a hérité de maisons françaises rurales avec des toits fortement en pente, explique M. Hanna. Ces toits ne sont pas efficaces au Québec en raison des chutes de neige. Les ruraux ont alors conçu la galerie, qui longeait la façade de leur maison rurale et était recouverte d’un toit.»

Rapidement, la galerie est devenue un milieu de vie. «Les gens aimaient sortir de chez eux pour s’asseoir et jaser. Les enfants pouvaient jouer dehors même par temps pluvieux», poursuit David Hanna.

«C’est dans notre ADN»

De nos jours, on remarque des balcons sur pratiqueme­nt tous les types de logements de la ville. « Les Montréalai­s veulent un balcon. C’est dans notre ADN», déclare le professeur d’urbanisme.

Pour illustrer ce besoin, David Hanna partage une anecdote. Vers la fin de sa carrière, dans les années 1970, le célèbre architecte Ludwig Mies van der Rohe — qui a notamment conçu le Westmount Square à Montréal — est

mandaté pour construire deux tours de condos à L’Île-des-Soeurs. «Il fabrique sa première tour selon sa méthode, sans balcons, mais le promoteur a eu de la difficulté à vendre les propriétés, contrairem­ent au projet voisin, qui, lui, comprend des balcons », raconte M. Hanna.

Le promoteur demande alors à M. Rohe d’ajouter des balcons pour sa deuxième tour, ce à quoi l’architecte répond: «C’est ridicule, vous vivez dans un climat nordique, pourquoi voulezvous des balcons?» relate M. Hanna en échappant un rire à l’autre bout du fil.

Un rire partagé par Sébastien Parent, cofondateu­r de la firme La Shed. « Pour un pays où il fait chaud trois mois par année, c’est quand même spécial», concède-t-il.

Reste que pour l’architecte qui travaille surtout à Montréal, il est inconcevab­le d’imaginer un projet de logements sans balcons. « Je ne me rappelle pas avoir conçu un appartemen­t sans qu’il y ait un balcon de prévu. C’est automatiqu­e, ça va de soi. »

«Ça fait partie intégrante de tous les projets qu’on fait, c’est très caractéris­tique de notre ville», poursuit M. Parent.

La revanche du balcon arrière

La tradition du balcon perdure, mais elle évolue. À l’époque de Tremblay et de Fennario, on s’assoyait sur le balcon avant pour bavarder avec le voisinage et regarder les passants, tandis que le balcon arrière était plutôt associé aux tâches ménagères, puisqu’il était adjacent à la cuisine.

Le balcon arrière a désormais pris la place de celui du devant dans plusieurs habitation­s, conférant aux résidents plus d’intimité. « Quand on rénove un bâtiment, c’est là que se trouvent les gros balcons, qui ont été transformé­s en espace de vie », affirme M. Parent.

La Shed fait plusieurs projets de rénovation de vieux bâtiments montréalai­s. «On travaille souvent avec des garde-corps pleins, pas ajourés, pour donner plus d’intimité aux gens sur leur balcon », par opposition aux traditionn­els balcons de fer forgé. La Shed privilégie le bois comme revêtement de surface. «Rien n’est aussi confortabl­e qu’un balcon en bois qui se nettoie facilement », affirme M. Parent.

À noter que la vie de balcon rejoint tous les Montréalai­s, peu importe leur origine, avance David Hanna. « Ça se transmet chez les nouveaux arrivants, ils adoptent et s’approprien­t cette pratique. C’est une particular­ité montréalai­se toutes origines confondues, pas seulement une pratique chez les francophon­es ou les anglophone­s », souligne-t-il.

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR En cette période estivale, on peut apercevoir sur les balcons des amis trinquer, des lecteurs dévorer un bouquin, etc.

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