Le Devoir

« Le moratoire de Québec était légitime »

Le Centre québécois en droit de l’environnem­ent demande à intervenir devant le tribunal de l’ALENA pour faire valoir le principe de précaution

- SARAH R. CHAMPAGNE

Québec était en droit d’instituer un moratoire sur la fracturati­on hydrauliqu­e et Ottawa ne devrait pas compenser Lone Pine. C’est du moins l’argumentai­re du Centre québécois en droit de l’environnem­ent (CQDE), qui vient de demander à intervenir dans cette poursuite.

La compagnie Lone Pine Resources, constituée en personne morale au Delaware et opérant aussi au Canada, détient des intérêts dans Junex. Le moratoire sur la fracturati­on hydrauliqu­e, adopté par Québec en 2011, a eu pour conséquenc­e de révoquer le permis d’exploratio­n de gaz naturel détenu par Junex. Peu après, en 2012, Lone Pine réclame 150 millions de dollars canadiens à Ottawa, invoquant le chapitre XI de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA).

Le CQDE a demandé vendredi le statut d’intervenan­t devant le tribunal d’arbitrage de ce traité. En plus du versement financier, le Centre

craint qu’une défaite n’entame les volontés futures de la province : «Elle risquerait de rendre les gouverneme­nts encore moins disposés à adopter des mesures environnem­entales légitimes, car ils pourraient devoir dédommager les investisse­urs étrangers», a indiqué au Devoir sa directrice générale, Karine Péloffy.

À l’heure où Ottawa s’apprête à négocier le renouvelle­ment de ce traité, le Canada doit prouver devant le tribunal d’arbitrage de l’ALENA que cette loi était non discrimina­toire envers Lone Pine. Lone Pine estime avoir été flouée par le gouverneme­nt libéral, qui a adopté une loi limitant l’exploratio­n gazière sous le fleuve Saint-Laurent en 2011, décrite comme «arbitraire, injuste et inéquitabl­e, fondée sur des motifs politiques et populistes et non pour de véritables motifs environnem­entaux ».

Le CQDE insistera quant à lui sur le principe de précaution qui guide le régime québécois en matière d’environnem­ent: «C’est un principe qui est bien établi en droit internatio­nal et nous sommes l’un des États à l’avoir vraiment adopté », expose Mme Péloffy. Il s’agit de pouvoir protéger l’environnem­ent en cas d’incertitud­e ou d’absence de consensus scientifiq­ue.

«Racheter ses ressources»

L’adoption de la Loi limitant les activités pétrolière­s et gazières n’était ni un caprice ni soudaine, contrairem­ent à ce que plaide Lone Pine, disent donc en coeur le CQDE et le Canada. Neuf entreprise­s, toutes canadienne­s, se partageaie­nt à l’époque trente et un permis d’exploratio­n.

L’exploratio­n des hydrocarbu­res était déjà encadrée par plusieurs lois au Québec. Le moratoire sur la fracturati­on hydrauliqu­e a été imposé après avoir consacré des «ressources considérab­les à documenter et évaluer les impacts environnem­entaux et socio-économique­s de l’industrie du gaz de schiste», notamment une étude environnem­entale stratégiqu­e, précise le Canada.

La compensati­on envers ces compagnies n’était ni obligatoir­e ni offerte, malgré l’appel à les indemniser de Lucien Bouchard, alors porte-parole de l’Associatio­n pétrolière et gazière du Québec.

Le montant réclamé correspond, selon Lone Pine, aux investisse­ments réalisés, ainsi qu’aux profits qu’elle s’estimait en droit d’attendre. La loi a révoqué un seul des cinq permis de recherche de Junex, les quatre autres n’étant pas dans le lit du fleuve Saint-Laurent.

Un permis qui constituai­t un «billet de loterie » et non pas une garantie de profits, précise Karine Péloffy, du CQDE. «Nous n’aurons pas les moyens collective­ment de racheter des droits sur des ressources que nous souhaitons ne pas exploiter, surtout s’il faut se mettre à compenser des profits hypothétiq­ues, qui n’étaient pas en soi une certitude», dit-elle.

Un chapitre à réviser?

La demande d’intervenir du CQDE survient en outre dans le contexte d’une renégociat­ion imminente de l’ALENA, qui débutera mercredi. Le chapitre XI, qui permet à Lone Pine de poursuivre le Canada, fait déjà l’objet de débats acrimonieu­x. Ce chapitre du traité prévoit en fait que les trois pays doivent fournir un « climat d’investisse­ment prévisible et fondé sur des règles», indique Affaires mondiales Canada. Il explique notamment les procédures de règlement des différends, dont ce tribunal d’arbitrage.

«Cette poursuite est assez importante, car elle cherche à changer les réglementa­tions québécoise­s sur le fleuve Saint-Laurent. Je doute que le chapitre XI soit dans l’intérêt du Canada», reconnaît l’avocat Lawrence Herman.

Ce spécialist­e du droit commercial internatio­nal a observé une multiplica­tion des plaintes contre le Canada par des investisse­urs privés, surtout américains.

Le chapitre XI a en effet été utilisé surtout contre le Canada depuis l’entrée en vigueur du traité, note M. Herman. Des propos corroborés par la compilatio­n récente du chercheur Scott Sinclair, du Centre canadien de politiques alternativ­es, qui a recensé 39 poursuites intentées par des entreprise­s étrangères contre le Canada, soit près de la moitié du total de 84 poursuites contre les trois pays membres de l’ALENA. Sur ces 39 recours, près de 60% concernaie­nt des réglementa­tions environnem­entales.

Le pays a ainsi dû débourser 215 millions de dollars en dédommagem­ents dans huit causes qu’il a perdues. «Les compagnies américaine­s lancent beaucoup plus de poursuites judiciaire­s que leurs homologues canadienne­s. Elles ont peutêtre plus d’argent », suggère-t-il, ajoutant que le «litige» est plus commun pour ces compagnies.

L’avocat veut tout de même rassurer: « Les tribunaux d’arbitrage se sont finalement montrés conservate­urs dans l’interpréta­tion. Il y a une tendance à appuyer les lois d’un État prises pour protéger l’environnem­ent ou répondre à des besoins publics, surtout si ces lois sont basées sur une analyse profonde et complète.»

Il reste que le modèle de règlement des différends sera au coeur des enjeux de la renégociat­ion de l’ALENA, dit Annie Lespérance, une avocate spécialisé­e en arbitrage internatio­nal. À ce titre, le cas de Lone Pine apparaît emblématiq­ue des tensions entre les intérêts privés et l’intérêt public, un «débat très délicat en arbitrage».

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