Doit-on encore craindre la bombe nucléaire ?
Les tensions entre la Corée du Nord et les États-Unis ravivent la peur d’une guerre atomique
Soixante-douze ans après les premiers — et uniques — bombardements atomiques sur les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki, la menace nucléaire plane toujours sur le monde. Si aucun des États la détenant ne s’est risqué à l’utiliser depuis, l’escalade des tensions entre la Corée du Nord et les États-Unis pourrait changer la donne, selon des experts.
«La Corée du Nord ferait mieux de ne plus proférer de menaces envers les États-Unis, [au risque de s’exposer] au feu et à la colère, comme le monde ne l’a jamais vu jusqu’ici», a déclaré Donald Trump cette semaine, convaincu de la capacité de Pyongyang à miniaturiser des armes nucléaires. Le pays menace ouvertement le territoire américain de Guam, dans le Pacifique. Une guerre nucléaire entre les deux États pourrait-elle éclater? Les possibilités qu’un tel scénario se réalise sont minces, mais la menace reste présente, préviennent des experts.
«Est-ce qu’on pourrait avoir à l’avenir des erreurs épouvantables, de mauvais calculs, des dérapages? Tout à fait, si les dirigeants se comportent irresponsablement, comme c’est déjà arrivé dans l’histoire. […] On ne peut éliminer le risque avec Kim [Jong-un] d’un côté et Donald [Trump] de l’autre », lance le fondateur de la Chaire RaoulDandurand en études stratégiques, Charles-Philippe David. Si la menace nucléaire est «moins effrayante, moins élevée et moins dangereuse» que dans le passé, elle existe toujours à ses yeux.
C’est l’existence même d’une arme si puissante qui représente un danger, croit quant à lui le professeur d’histoire à l’Université du Québec à Montréal Greg Robinson. «Il y a eu un apaisement avec la fin de la guerre froide, mais on regarde encore avec peur ce spectre de fin du monde avec l’existence des armes nucléaires.
La preuve, on cherche toujours à les éliminer», soutient-il, faisant référence aux tentatives de l’ONU de les bannir. Un traité interdisant les armes atomiques a été adopté aux Nations unies en juin, mais les puissances qui s’en sont dotées ont boycotté les négociations.
L’état du monde est toutefois moins dramatique qu’on ne le pensait il y a plusieurs années, nuance M. David. «John F. Kennedy était persuadé qu’une trentaine de puissances se doteraient du nucléaire avant la fin du XXe siècle. On est au début du XXIe et il y en a neuf en tout, avec la Corée du Nord. »
Une arme de dissuasion
Étant donné la facilité avec laquelle la technologie est désormais accessible, il estime la situation encourageante. «Il n’y a pas eu de guerre entre les grandes puissances depuis 70 ans, […] les États ont compris que la guerre n’est pas un moyen de résoudre leurs problèmes de sécurité. C’est novateur d’être arrivé là», juge-t-il.
La bombe atomique est devenue davantage une arme de dissuasion pour convaincre les autres pays de ne pas attaquer, renchérit l’historien Greg Davidson. « Elle témoigne d’un certain prestige. Si on est dans le club du nucléaire, on est plus fort.»
Une opinion partagée par M. David. Sans écarter tout scénario catastrophe, il doute que Kim Jong-un ose lancer un missile sur les États-Unis. «Il sait qu’[ils] vont incinérer son pays en retour. L’arme nucléaire n’est pas une arme conventionnelle, elle va créer sans nul doute des représailles. En l’utilisant, [les chefs d’État] se détruisent autant qu’ils détruisent leur adversaire.» «Je préfère voir Pyongyang avec une bombe nucléaire plutôt que le groupe État islamique », ajoute-t-il.
Banalisation de la bombe atomique?
Pour Barthelemy Courmont, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques en France (IRIS), la bombe atomique reste «paradoxale». «Arme suprême, objet des stratégies de dissuasion les plus sophistiquées et des fantasmes les plus créatifs quant à sa capacité de destruction de l’humanité», elle semble, selon lui, s’être banalisée dans un monde habitué à vivre avec le nucléaire.
Et sa multiplication — relativement modeste à ses yeux — ne peut à elle seule expliquer cette «banalisation». M. Courmont évoque plutôt un manque de recul des dirigeants et de la société civile, qui oublient «ce dont elle est capable et que son utilisation n’est pas uniquement cantonnée à la science-fiction. […] Engin de destruction apocalyptique pour les artistes, elle ne serait plus qu’une “arme comme les autres” pour les populations ».
Les récentes déclarations de Donald Trump en témoignent, selon lui. Ses paroles évoquent celles du président américain Harry Truman lorsqu’en 1945 il a prévenu le Japon «d’une pluie de ruines provenant des airs, comme on n’en avait encore jamais vu sur terre», en référence à la bombe larguée sur Hiroshima. « Au-delà du caractère absurde des mots choisis par Donald Trump, il convient de montrer du doigt le manque de connaissance, de recul et de conscience par rapport à un événement aussi majeur dans l’histoire de l’humanité », se désole M. Courmont.
«On a rangé le nucléaire, c’est devenu compliqué d’en parler. On a même une manière hypocrite d’en parler, surtout comme source d’énergie sur laquelle on a un contrôle. On a oublié que ça
pouvait être une arme », renchérit Mathieu LiGoyette, qui a participé à l’organisation d’un colloque sur ce thème, en mars dernier, à l’Université de Montréal (UdeM), et s’est lui-même penché sur le sujet.
Le chargé de cours au Département d’études littéraires de l’UdeM rappelle pourtant qu’après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le nucléaire est venu teinter l’imaginaire collectif, alimentant la peur dans les esprits. «Les gens entendaient des sirènes et pensaient que c’était une attaque nucléaire.»
Les artistes se sont inspirés de la tragédie. «On a vu des monstres issus de l’énergie nucléaire, comme Godzilla, mais aussi, à l’inverse, des héros qui puisaient leur pouvoir de cette même énergie», indique M. Li-Goyette.
Il estime que les artistes ont malgré eux contribué à banaliser cette image de «fin du monde » auprès de la population. Il donne pour exemple l’image du champignon nucléaire, photographié pour la première fois à Hiroshima en 1945, qu’on retrouve à outrance dans les films, bandes dessinées, dessins animés ou même des GIFS. « Plus on va l’utiliser, plus on va le banaliser. Pourtant, cette image de fin des temps ne devrait pas nous être familière, on ne devrait pas s’y habituer.»
Se souvenir de l’horreur
Pour Barthelemy Courmont, il est primordial de rappeler, les 7 et 9 août de chaque année, les dégâts engendrés par les bombes lancées sur Hiroshima et Nagasaki. «Ce devoir de mémoire doit être relayé en tous lieux, et les survivants de la bombe, les hibakusha, dont le nombre diminue d’année en année, en sont les meilleurs représentants.»
Même son de cloche du côté de M. David. «Ç’a été tellement énorme, je ne pense pas qu’on va l’oublier. J’ai espoir que le devoir de mémoire fera qu’on ne banalisera pas l’arme nucléaire, surtout qu’elle est maintenant mille fois plus puissante qu’en 1945.»