Le Devoir

Un «food truck» intellectu­el pour nourrir l’esprit des gens de la rue.

La caravane d’Exeko fait appel à l’art comme outil de médiation.

- VALÉRIAN MAZATAUD

Depuis cinq ans, l’organisme montréalai­s Exeko promène sa camionnett­e chargée de livres, paires de lunettes, dessins, carnets et crayons. Véritable «caravane philosophi­que», le projet idAction mobile part à la rencontre des personnes en situation d’itinérance de l’est à l’ouest de la ville.

Le projet n’a pas vocation à sortir les gens de la rue, mais à parler, tout simplement, insiste Dorothée de Collasson, 29 ans, chargée du «pôle Ville inclusive» à Exeko et médiatrice pour idAction mobile. «En 2011, un de nos partenaire­s s’est rendu compte que dans la rue il y avait un besoin auquel personne ne répondait, le besoin de santé intellectu­elle et culturelle. On s’est dit “c’est un créneau pour nous”. On brise un peu l’idée de la pyramide de Maslow, dans le sens où c’est tout aussi important de réfléchir que de manger. » Dernièreme­nt, l’idée du «food truck intellectu­el» est celle qui lui paraît résumer le mieux ce concept.

S’interroger

En route vers l’ouest, arrêt Square Cabot, métro Atwater. James Galway, un médiateur de 52 ans, y reconnaît Calvin, originaire de la Nouvelle-Écosse, la première personne qu’il a rencontrée lors de sa première sortie avec idAction. Après les salutation­s d’usage, Dorothée de Collasson oriente la conversati­on vers l’idée de son atelier du jour. Armée d’une photo de Turritopsi­s nutricula, une méduse qui a la capacité de retourner au stade juvénile, elle demande à Calvin si vivre éternellem­ent serait une bonne chose. «Je me suis déjà fait tirer dessus, j’ai déjà été poignardé. J’étais à l’hôpital et je n’avais pas peur. Que ce soit Dieu, Jésus ou un autre, quand ton heure est arrivée, tu y vas, c’est tout! On ne peut pas jouer à être Dieu.» En moins de quinze minutes, l’équipe d’idAction a amené la rencontre dans une direction plutôt inattendue.

Le temps de traverser la rue, la jeune médiatrice retrouve Timmiaq, une Inuite originaire de Salluit, au Nunavik, qui l’enserre avec amour. «Timmiaq, c’est comme ma mère, confie Dorothée de Collasson. Depuis que je la connais, un lien très fort nous unit.» Pour la petite histoire, cette relation trouve son origine… dans un article du Devoir de 2012 sur Exeko. La photo, qui montrait Timmiaq en train de confier ses carnets de dessins à Dorothée, avait tout d’abord semé la confusion au sein de la communauté inuite du square Cabot, avant de créer un lien indéfectib­le entre les deux femmes. «Cette fille m’a aidée quand j’étais au plus bas. Elle m’a donné du papier pour écrire et dessiner. Depuis, je me sens mieux, chaque jour», raconte Timmiaq après avoir crayonné un paysage du Grand Nord, avec chasseurs, igloos et Inukshuk. Dans le ciel, elle écrit «Home Sweet Home». La semaine prochaine, elle retournera au Nunavik.

Lire, dessiner

Direction le métro Bonaventur­e. Il s’agit d’abord de dénicher un stationnem­ent pour une camionnett­e en plein centre-ville. Tout un défi. Que trouve-t-on à l’intérieur de cette bibliothèq­ue roulante? Des livres, bien entendu, du roman Le coeur éclaté de Michel Tremblay à l’essai sur les boomers En route vers Woodstock de Jean-Marc Bel, en passant par Nabokov, Ionesco ou Umberto Eco. Entre les rayonnages en bois de récupérati­on, des dessins offerts par les participan­ts. Sur le plancher, dans des caisses soigneusem­ent étiquetées, des articles de papeterie.

Avant de descendre sous terre, les médiateurs font le plein de la «minimobile», une imposante caisse à outil à roulettes qui sert à stocker livres, carnets, stylos, crayons de couleurs, lunettes, magazines, craies et Kombucha (thé fermenté). «Un jour, quelqu’un m’a expliqué que la drogue, l’alcool et la violence ne sont pas des problèmes, mais des solutions, certes pas saines, que ces gens-là ont trouvées à des problèmes beaucoup plus profonds. Alors, en distribuan­t des livres, des carnets et des crayons, on donne aux gens la possibilit­é de s’exprimer et de s’évader», explique Dorothée de Collasson.

James Galway utilise aussi un autre outil qu’il a développé au fil des ans, un épais album photo, sorte d’album de famille des habitants de ces lieux oubliés du centre-ville. Avec l’aide de Kathy, une Ojibwe de Sudbury, il complète quelques noms manquants et prend des nouvelles des uns et des autres. « Tous ces objets ne sont que des excuses pour venir discuter et échanger », explique James Galway. «Beaucoup de gens dans la rue, quand ils parlent entre eux, ils parlent d’alcool, de drogues, de problèmes… Moi, j’essaye de parler de choses normales, de choses dont ils ne

On brise un peu l’idée de la pyramide de Maslow, dans le sens où c’est tout aussi important de réfléchir que de manger Dorothée de Collasson

parleraien­t pas dans leur réseau habituel. »

Champ-de-Mars, dernier arrêt, la nuit est tombée. Un petit groupe d’hommes et de femmes vit ici, entre la cour municipale et l’hôtel de ville. Alain, originaire de Val-d’Or, emprunte un tome de Harry Potter et l’Ordre du phénix. « Si je le termine, ce sera mon premier livre depuis mon accident en 1985!» Au sein du groupe, la discussion s’engage autour des lieux de vie dans la rue.

Le protecteur des personnes en situation d’itinérance de la Ville de Montréal, Serge Lareault, fondateur de L’Itinéraire, a justement confié à Exeko le mandat de consulter les citoyens de la rue dans le cadre du nouveau plan d’action montréalai­s en itinérance pour 2018-2020, une manière de sonder discrèteme­nt les principaux concernés d’une manière créative et moins formelle, autour de livres, de carnets et de crayons.

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PHOTOS VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Entre Dorothée de Collasson, médiatrice pour idAction, et Timmiaq, originaire de Salluit, une relation d’amitié très profonde est née.
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La fourgonett­e idAction mobile s’arrête, entre autres, à la places d’Armes.
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Le véhicule est rempli de romans et d’essais.

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