Le Devoir

Arezzo, trésor oublié de la Toscane.

Entre Florence et Rome se «cache» celle petite ville de 100 000 âmes.

- ANTOINE CHAR à Arezzo

Entre Florence et Rome se «cache» Arezzo, une ville de 100 000 âmes qui, en juin et en septembre, plonge dans une autre époque grâce à un tournoi équestre médiéval appelé

Giostra del Saraceno, la Joute du Sarrasin.

Trompettes dorées, lances de soldats pointées vers un ciel étoilé, destriers caparaçonn­és sur lesquels se tiennent de preux chevaliers casqués, prêts à affronter le «Sarrasin» pour «sauver» Arezzo: deux fois l’an, le trésor oublié de la Toscane vit à l’heure médiévale. Au son des fanfares, 27 cavalieri entrent dans une contenance grave sur la Piazza Grande sous les applaudiss­ements nourris de 5000 spectateur­s debout, assis ou perchés sur les balcons d’édifices alliant style gothique et Renaissanc­e. C’est sur cette grande place pentue que furent tournées plusieurs séquences de La vita è bella de Roberto Benigni.

Dans quelques minutes, chacun des huit cavaliers choisis pour représente­r les quatre quartiers de la ville s’engagera au galop, lance bien tendue,

contre le buratto, le mannequin tournant sur lui-même représenta­nt le Sarrasin, nom donné au Moyen Âge aux peuples de confession musulmane.

Le «pauvre infidèle» aux grosses moustaches n’est pas une victime sans défense: cuirassé, il tient dans la main droite un lourd fléau armé de balles de plomb et de cuir qui le font tournoyer à peine le bouclier touché, menaçant ainsi de désarçonne­r le cavalier qui perd alors deux points s’il est atteint. Après tout, hier comme aujourd’hui, la joute — la pratique martiale la plus codifiée de la fin du Moyen Âge — reste un sport extrême.

Roulements de tambour

Les huit chevaliers devant affronter le Sarrasin ont hâte d’en découdre. Ils doivent encore patienter. C’est l’heure du lancer des drapeaux. La clameur monte, enfle. Les oriflammes bariolées volent dans tous les sens, sous le regard admiratif des dames aux premières loges, au port altier dans leur costume.

«Je prends soin des costumes du tournoi, taillés pour la plupart en 1992, à Rome. Il y en a environ un demi-millier», dit fièrement la couturière Noemi Grottini.

L’enthousias­me de la foule frise à présent l’hystérie. Il est 22 h, la Lancia d’Oro fait enfin son entrée sur la grande place trapézoïda­le : «La plus belle d’Italie!» vous diront les Arétins.

En cette nuit du 17 juin, le trophée tant convoité et richement décoré fera pleurer de joie ou de rage les spectateur­s. Qu’elle se tienne l’avant-dernier samedi de juin ou le premier dimanche de septembre, cette fois l’après-midi, la Giostra del Saracino déchaîne toujours les passions. Autant qu’un match de football de l’Unione Sportiva, l’équipe locale.

Avec ses quelque 400 figurants en costumes du XIVe siècle, la Joute du Sarrasin, remise en vogue en 1931, non seulement recrée la magie d’un saut dans le passé, mais permet aussi aux habitants d’Arezzo de festoyer pendant une semaine.

Banquets dans les quartiers

Tous les jours, des banquets se tiennent dans les quatre quartieri défendus par les chevaliers: Porta Crucifera, Porta del Foro, Porta Sant’Andrea et Porta Santo Spirito. Le vin et la birra alla spina (bière pression) coulent à flot. C’est la festa, et elle se veut la plus médiévale possible.

Chaque banchetto est commandité pour mieux soutenir les deux chevaliers défendant l’honneur de leur quartier. Ils gagnent chacun en moyenne 20 000$. Les frères Marco et Iacopo Rossi, qui ont un vignoble produisant 18 0000 bouteilles de vin bio annuelleme­nt, s’occupent financière­ment depuis dix ans des deux chevaliers de Porta Sant’Andrea.

«Notre équipe a gagné 30 fois!» lance fièrement Marco, 36 ans. Oui, mais va-t-elle remporter la 134e Giostra?

Pour les frères Rossi, le tournoi équestre est l’occasion de vanter leur vignoble de Podere di Pomaio surplomban­t Arezzo. À cinq kilomètres de la ville, entre des collines colorées et des cyprès à perte de vue, ils vous font déguster leur vin au cépage sangiovese généraleme­nt cultivé en Toscane.

Rouge fruité, il a des tanins souples et se boit accompagné de fromages et de charcuteri­es de toutes sortes. « Le tout pour une vingtaine d’euros», soulignera Marco en vous rappelant que le verre se tient toujours par le pied, entre le pouce, l’index et le majeur.

Nichée dans le Val di Chiana, formant le « Triangle d’or du Chianti» avec Florence et Sienne (qui a également son tournoi équestre, le Palio), entourée d’une nature sauvage où se dissimulen­t vieux châteaux et villages épargnés par le temps, Arezzo est le trésor oublié de la Toscane, avec notamment ses vestiges étrusques et romains, puis sa douzaine d’églises du Moyen Âge.

«Oui, nous aimerions avoir un peu plus de touristes, note Iacopo, 44 ans. Mais nous voulons conserver le cachet de notre ville et de la Toscane, qui est le plus beau balcon pour interagir avec le monde. »

Premier coup de canon

Arezzo vit à l’ombre de Florence la belle, avec ses innombrabl­es richesses culturelle­s, dont sa célèbre chimère, une statue étrusque en bronze. Mais voilà, le monstre hybride à tête de lion, à corps de chèvre, à queue de dragon et crachant des flammes a été découvert dans la partie haute d’Arezzo en 1553.

C’est là qu’ont défilé toute la journée du samedi 17 juin les gonfalonie­rs avec les emblèmes de la ville, les archers, les arbalétrie­rs, les pages, les musiciens, et surtout les 27 chevaliers avec leurs écuyers.

Ils ont tous reçu la bénédictio­n à la cathédrale San Donato peu après le premier coup de canon qui a lancé, dès 7 h, les festivités entourant la joute, le trésor le plus précieux d’Arezzo.

Construite à partir du XIIIe siècle, la cathédrale ne fut achevée qu’au XVIe et elle dut attendre 300 ans pour avoir enfin un clocher. Son curé, don Alvaro Bardelli, a donné sa bénédictio­n aux participan­ts sur le parvis. À la fin de la compétitio­n, toute la troupe du chevalier victorieux reviendra en chantant à la cathédrale pour le Te Deum.

Une fois n’est pas coutume: l’an dernier, les deux cavaliers de Santo Spirito, vainqueurs de la joute de juin et de septembre, ont été reçus par le pape François, qui a exprimé sa «vive appréciati­on des efforts visant à rappeler les événements historique­s en diffusant un message de paix, de dialogue et de comparaiso­n des cultures ».

Pas religieuse, mais… Et le Sarrasin? Le terme ne désigne-t-il pas « l’ennemi musulman des Croisades et de l’Occident chrétien»?

« Non, répond avec un sourire Don Alvaro. Le saracino, nous l’appelons d’ailleurs burrato, roi des Indes.» Comprenne qui pourra!

Le crucifix de Cimabue

Le cortège historique quitte la cathédrale de San Donato pour s’enfoncer dans les ruelles médiévales étroites et parfois raides de la ville. Sur son passage se trouve l’église gothique de San Domenico. Qu’a-t-elle de particulie­r? Dans la chapelle centrale, sur le maître-autel, un crucifix peint au XIIIe siècle par Cimabue. Le Christ semble assoupi. Aux extrémités des bras et de la croix veillent Marie et saint Jean. Le même crucifix du grand maître de l’école toscane se trouve à Florence, en un peu plus grand.

Les trésors artistique­s de la ville sont nombreux à Arezzo, qui a vu naître Francesco Petrarca, Pétrarque (1304-1374). Avec Dante Alighieri, il compte parmi les premiers grands auteurs de la littératur­e italienne. Le peintre, architecte et écrivain Giorgio Vasari (1511-1574) a lui aussi vu le jour à Arezzo. Sa maison, décorée par l’artiste lui-même, conserve les archives de celui qui restaura le Palazzo Vecchio, le vieux palais, l’un des plus beaux bâtiments de Florence.

Même Roberto Benigni est un enfant du pays. Il est né à Manciano La Misericord­ia, à quelques kilomètres d’Arezzo.

Quand la fièvre de la Giostra ne s’abat pas sur Arezzo, son centre historique — épargné par les bombardeme­nts de la Seconde Guerre mondiale — se transforme en bazar multicolor­e en plein air le premier dimanche de chaque mois : c’est la foire des antiquaire­s. La plus grande d’Italie.

Tous les mois d’août depuis 1953, la ville accueille des chorales du monde entier. Le concours internatio­nal est dédié à Guido Monaco. Moine bénédictin… d’Arezzo, à l’origine, il y a plus de mille ans, du système de notation musicale encore en vigueur.

Pour l’heure, la Joute du Sarrasin va enfin commencer. Il est 21h30. Le cinquième et dernier coup de canon a été tiré.

Projectile vivant

Sur la Piazza Grande, le Sarrasin attend. Impassible. Les huit chevaliers qui le défient de leur regard ne sont pas là pour défendre la veuve et l’orphelin. Sans aucune armure, ils doivent affronter le mannequin cuirassé. Pour gagner, il leur faut atteindre le centre de son écu qui comporte des points de un à cinq. Une seule arme, un seul déplacemen­t, un seul coup…

D’une main ferme, Elia Cicerchia, 25 ans, tient sa lance de 3,95 mètres. Elle pèse quatre kilos. Il tend les jambes, penche en avant le haut de son corps. Avec sa monture, il forme un bloc. C’est un projectile vivant. El Chico, son cheval blanc, galope pendant une dizaine de secondes sur une centaine de mètres de terre battue. Bang! Cicerchia a visé en pleine cible. Le Sarrasin est touché au coeur. Quatre juges vêtus de longues robes rouges se consultent.

Pendant deux, peut-être trois longues minutes, les spectateur­s retiennent leur souffle. D’un côté, les touristes. Ils ont les yeux tout autour de la tête. Ils ne veulent rien manquer du spectacle. Les Arétins, eux, sont là pour encourager leurs chevaliers galopant vers la victoire ou la défaite.

Cicerchia est tout sourire. Score parfait. Cinq sur cinq. Santo Spirito l’a remporté pour la 35e fois. La lance d’or passe de main en main, embrassée, caressée, secouée. Les habitants du quartier sont déchaînés. Heureux. Oui, la vita è bella.

Arezzo vit à l’ombre de Florence la belle avec ses innombrabl­es richesses culturelle­s, dont sa célèbre chimère

 ?? PHOTOS ANTOINE CHAR ?? Nichée dans le Val di Chiana, formant le «Triangle d’or du Chianti» avec Florence et Sienne (qui a également son tournoi équestre, le Palio), entourée d’une nature sauvage où se dissimulen­t vieux châteaux et villages épargnés par le temps, Arezzo...
PHOTOS ANTOINE CHAR Nichée dans le Val di Chiana, formant le «Triangle d’or du Chianti» avec Florence et Sienne (qui a également son tournoi équestre, le Palio), entourée d’une nature sauvage où se dissimulen­t vieux châteaux et villages épargnés par le temps, Arezzo...
 ??  ??
 ?? PHOTOS ANTOINE CHAR ?? C’est à Arezzo que furent tournées plusieurs séquences de La vita è bella de Roberto Benigni.
PHOTOS ANTOINE CHAR C’est à Arezzo que furent tournées plusieurs séquences de La vita è bella de Roberto Benigni.
 ??  ?? Dans une rue d’Arezzo
Dans une rue d’Arezzo
 ??  ?? Les costumes du Giostra del Saraceno ont été taillés pour la plupart en 1992, à Rome. Il y en a environ un demi-millier.
Les costumes du Giostra del Saraceno ont été taillés pour la plupart en 1992, à Rome. Il y en a environ un demi-millier.

Newspapers in French

Newspapers from Canada