Le Devoir

Le flot du flow

À quoi reconnaît-on un bon rappeur ?

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

La langue de Molière a-t-elle des limites qui ouvrent la porte aux emprunts? Cet été, Le Devoir se penche sur certains mots anglais récents de plus en plus utilisés en français et qui n’ont pas trouvé d’équivalent juste dans notre langue. Aujourd’hui : flow.

La chanson s’intitule Radiothéra­pie. Elle date de 2014. Le flow de Dramatik lance en boucle : «Le rap c’est ma thérapie / Ça s’appelle R-A-P.» Puis encore : «Ma thérapie c’est le rap / ma maladie c’est le rap.»

La toune autobiogra­phique, autoréfére­ntielle pour dire juste, revient sur son parcours de rappeur. Il dit: «À Montréal-Nord à l’époque j’étais qu’un nigger-ni-nigger-ni-nigger / Petit Tom allait grandir bigger-the-bigger-the-bigger / On m’évitait comme Pépé Le Pew, depuis le début, le début de tout / Mais j’ai tenu mon épée debout, rappant avec un débit de fou.»

Ah bon. Dramatik dit et redit donc débit. Pas flow. Débit. Quelle est la différence alors?

«C’est la même chose, répond Bruno Jocelyn, alias Dramatik, en entrevue téléphoniq­ue. Je dis flow. D’autres disent flower et le conjuguent. Le flow, c’est une succession d’éléments sonores et pas nécessaire­ment de mots, par exemple en disant: ta-da-da-da-data-dadam. Le flow enchaîne ces éléments de manière lente ou rapide tout en tenant compte des silences.»

Le petit Tom devenu homme pousse encore plus loin cette image aquatique pour expliquer comment une phrase peut être rappée d’un nombre infini de manières. «S’il y a un vase, mon flow prend la forme du vase, dit-il. II change selon le récipient.»

Le professeur de philosophi­e Jérémie McEwen, rare théoricien du genre, en rajoute. Après avoir dit qu’il était difficile de lui trouver un équivalent en français, il propose « écoulement », « écoulation », « envaguemen­t », ou tout simplement « marée ». D’autres ajouteront flux ou rythme.

«La métaphore de base est certaineme­nt aquatique, écritil au Devoir. Flow, comme une rivière. On pense à l’idée d’immersion, on est emporté par le flow, on suit. Techniquem­ent, il s’agit de la rythmique, de la voix et du phrasé du rappeur par rapport à la musique.»

Machiavel et Hobbes

Le prof McEwen donne un cours collégial intitulé Philosophi­e du hip-hop où il croise la grande philosophi­e de la pensée politique réaliste (Machiavel, Hobbes, Schmitt) et la poésie de Tupac, de NWA et de Public Ennemy. Il prend par exemple acte du fait que Tupac a adopté le surnom de Maakveli après la lecture du Prince. Il achève un manuscrit sur le sujet complexe hautement transcultu­rel avec des recherches entreprise­s à New York, où il a été joint par courriel.

«On dit que celui qui a mis le concept [de flow] en avant en premier dans le rap est Rakim, explique-t-il. Écoutez la pièce Move the Crowd pour bien comprendre. Il dit: “I like to flow especially when the music is going slow.” Le bon flow est souvent lent, comme quand on regarde la marée monter et descendre.

Dans mon cours, je lie Rakim à la tradition stoïcienne. Les stoïciens affirment qu’il faut vivre en harmonie avec la nature, go with the flow, en quelque sorte. Beastie Boys reprennent la même idée, même s’ils n’ont pas le meilleur flow au monde: “Let it flow […] slow and low that is the tempo.”»

L’intello du rap cite des modèles célèbres, dont Notorious BIG, Eminem («saccadé et chirurgica­l») et André 3000, membre d’Outcast. «Quand on entend un rappeur, on doit le reconnaîtr­e par son flow, dit-il. Comme un grand orateur. Martin Luther King qui lit le bottin téléphoniq­ue, ça demeure un flow captivant. Serge Bouchard qui parle d’un arbre, c’est musical. On tombe ici dans des parallèles au spoken word, et on perd le lien à la musique, mais pour moi, un orateur de talent fait presque deviner une trame musicale. Il rejoint le flow des choses — le sens des choses, ai-je envie

de dire.»

En psycho

« Flow, comme une rivière. On pense à l’idée d’immersion, on est emporté par le flow, on suit.»

Le concept est d’ailleurs utilisé en psychologi­e. Mihaly Csikszentm­ihalyi, dans In Flow: The Psychology of Optimal Experience (1990), le définit comme ce qui porte naturellem­ent l’action sans que l’agent y pense, un état de concentrat­ion, une sorte de débit naturel dans le flot de l’existence.

Jérémie McEwen trouve l’idée belle. Dans ses temps libres, il rappe lui aussi, avec La Brigade des Moeurs. Un jour, un ami lui a demandé à quel moment il se sentait prêt pour un spectacle. Il a répondu que c’était quand il pouvait «penser à son ménage» et que les mots sortaient tout seuls en se concentran­t uniquement sur la livraison, l’interpréta­tion. «D’un point de vue sportif, ajoute-t-il, il y a aussi le flow d’Usain Bolt qui court, surtout après les 30 premiers mètres. »

Le corps, la voix, l’intonation, l’accent, mais aussi la langue influencen­t ce débit. On ne livre pas de la même manière en russe, en allemand, en espagnol, en arabe ou en français.

«La langue influence le flow, reprend le spécialist­e McEwen. MC Solaar, par exemple, a un flow quasi littéraire — posé, presque flottant par-dessus la musique. Au Québec, le joual de quelqu’un comme Sans Pression donne dans un flow plein de bitume. Le flow de Dramatik (Muzion) danse sur la musique, rebondit. »

On y revient. Dramatik est d’autant plus impression­nant qu’il bégaie en parlant et mitraille en chantant. «Si je bégaye, c’est que je n’ai pas de rythme établi. Je m’en cherche un à tous les mots. Quand je rappe, je suis comme Superman. Mon débit est déjà établi. C’est fluide. Ça coule. Quand je parle, mon flow est cassé. Quand je rappe, il est fluide. En moi, quand je rêve, je ne bégaye jamais.»

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